La barque silencieuse de Pascal Quignard


Après un retour au roman avec le dépouillé et lumineux Villa Amalia, après les scènes picturales nocturnes de La nuit sexuelle, explorant ce que Freud nomme la « scène primitive » (Urszene), moment originel et aveugle où nous fûmes conçus, il y eut un nouveau – et dernier, si l’on en croit Pascal Quignard – détour par la musique avec le petit essai Boutès, faisant écho à l’essai, plus ancien, La haine de la musique. Puis cette Barque silencieuse, étouffoir à musique, méditation lucifuge et mélancolique, sixième tome de la série Dernier Royaume, commencée en 2002.

La barque de Charon

Déjà dans Le nom sur le bout de la langue, Pascal Quignard nous parlait dans une forme mi-conte mi-essai de ce mot qui manque, qui peut nous faire défaut, et qui nous montre à quel point, quoiqu’on puisse en penser, nous ne sommes pas des êtres de langage, nous le devenons : il y eut un moment où nous fûmes sans langage. L’écrivain est justement celui qui prend le risque de cette défaillance, et  c’est ainsi que s’avance La Barque silencieuse.
« J’aurais passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. »
Pour qui a déjà lu Pascal Quignard, l’image de la barque dans ce nouveau tome de Dernier Royaume renvoie immanquablement à d’autres scènes et d’autres livres, dont Tous les matins du monde, évoquant l’existence du musicien baroque Sainte-Colombe et de son élève Marin Marais. « Tous les matins du monde sont sans retour » : on retrouve l’aphorisme tiré de ce petit roman dans La barque silencieuse. La métaphore de la barque et de la rive était omniprésente dans Tous les matins du monde, et ce jusque dans la musique de Sainte-Colombe : jouant Le Tombeau Les regrets, Sainte-Colombe parvenait à « héler » sa femme morte de l’autre rive, tel Orphée ramenant Eurydice des Enfers grâce à sa musique, et le morceau comporte une partie intitulée « La barque de Charon ». Car cette barque, c’est bien celle du nocher Charon, le passeur, celui qui mène les âmes aux Enfers chez les Grecs en leur faisant traverser le fleuve de l’Achéron, et qui constitue le dernier chapitre de La Barque silencieuse. Cependant, pour traverser le fleuve et accéder à l’autre rive, il fallait en payer le prix : si Dernier Royaume constitue, pour Pascal Quignard, une forme de demeure, c’est aussi, sans doute, une manière de payer sa dette au temps. Comme il le rappelle dans nombres d’entretiens, Dernier Royaume comportera sans doute tant de volumes qu’il mourra avant de pouvoir les achever, et c’est justement ce qu’il souhaitait en commençant l’écriture de cette série : ne pas pouvoir saisir, embrasser l’ensemble de cette œuvre qui reste à écrire.
Il est difficile de décrire le projet de Dernier Royaume, tant l’écriture de Pascal Quignard s’y fait déroutante, décloisonnante, vagant du conte au récit, en passant par l’essai ou l’aphorisme ; mais l’on y retrouve assurément toutes les ritournelles qui hantent nombre de ses livres. Un exercice d’intranquillité en somme, comme se devrait d’être toute véritable pensée : intempestive (un des sens d’intempestivus en latin est « hors  de saison ») et dérangeante, et qui demande au lecteur de prendre son temps. Mais, toujours, entre conte et aphorismes, entre rêveries étymologiques et réflexion philosophique, Pascal Quignard achoppe à ces rives obscures que sont l’état qui précède la naissance et la mort. A ce sujet, il fait souvent référence à Saint Augustin dont Les Confessions le fascinent : 
« Saint Augustin dans ses Confessions, bien plus ahurissantes que celles de Rousseau, exprime son trouble face à la vie prénatale et à la violence sexuelle. C'est l'un des plus grands livres qui soient parmi ceux consacrés au temps. Et c'est d'ailleurs en référence à son évocation d'un premier monde, obscur, liquide, que j'ai choisi d'appeler cette somme Dernier royaume. C'est une façon substantielle de dire que le second monde est le dernier, qu'il n'y a pas d'autre vie. Car la mort n'est pas une vie. » 
Ainsi, si le premier royaume est la vie utérine, prénatale, ce premier monde où nous n’étions qu’écoute et où nous étions sans langage, le deuxième monde, celui de notre existence, est pour lui ce « dernier royaume » qui a donné son titre à la série.

Vanitas vanitatum (vanité des vanités) : méditation sur un crâne

Dans La Barque silencieuse, Pascal Quignard se fait l’écho de notre contemporanéité tout en prenant des accents du 17e siècle baroque, au moment où « avoir un crâne auprès de soi » était à la mode à la cour de France et où l’on on peignait ce qu’on nomme les Vanités ou memento mori, (« Souviens-toi que tu vas mourir ») méditation sur la brièveté de la vie humaine et sur la fugacité de ses plaisirs. Cependant, Pascal Quignard, s’il peut avoir les accents de temps révolus (ceux du monde baroque ou plus loin, des Anciens), est singulièrement ancré dans notre époque : si La Barque silencieuse peut se lire comme un memento mori, c’est un memento mori athée, dénué de sa dimension religieuse, prenant acte de la mort de dieu, et réaffirmant, face au retour des dévots et des puritains, l’importance d’une libre-pensée, d’une pensée de libertin au sens que lui donnaient les philosophes des Lumières.
Pascal Quignard rappelle, à l’occasion d’un entretien avec le Magazine Lire,  que « nous sommes la première civilisation qui dispose d’un passé devenu immense. En 1940 personne ne connaissait les grottes de Lascaux et de Chauvet. En juillet dernier des chercheurs ont découvert un crâne vieux de sept cents millions d'années. La profondeur du temps a remplacé les dieux. » Cette profondeur temporelle est un abîme, notre abîme vertigineux, et Pascal Quignard le sonde en mettant en perspective les époques, interrogeant tour à tour les Enfers Grecs face aux Enfers chrétiens, revenant sur ce qui fait le fond, si l’on en croit un lumineux essai de Georges Steiner intitulé Une certaine idée de l’Europe, de la culture européenne, celle de l’Esprit et de l’Humanisme, construite sur le terreau grec et judéo-chrétien. Au passage est mise à mal l’idée de l’Histoire comme progrès, et l’idée d’un temps orienté avec un début, une fin, un sens, si puissamment ancrés dans nos communes croyances. 

Une oeuvre politique?

Ce qui m’a frappée à la lecture de cette Barque silencieuse, face aux autres tomes de Dernier Royaume, est sans doute la raucité, l’âpreté de l’écriture. Cela tient sans doute à ses thèmes récurrents, comme le récit de morts illustres – celle de Mazarin, par exemple, nous est contée de manière aussi terrible que fascinante – ou de contes âpres comme celui de sire Gowtheld, ou du père abbé Obaku, pendu au matin, les oreilles dévorées par les corneilles, mais aussi au rythme du recueil qui alterne mouvements vifs et enlevés de quelques phrases et développements plus longs, à la manière des suites baroques. Mais cela tient aussi à tout ce que cela nous donne à penser sur la société, le groupe, les croyances, notre mémoire, notre langage, et à la mélancolie profonde qui se dégage de ces pérégrinations littéraires. 
De manière surprenante et bien malgré lui, l’œuvre de Pascal Quignard prend une dimension politique : c’est, dit-il, l’esprit du temps qui l’y a mené. Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour celui qui n’aime rien tant que le retrait, a démissionné de toutes ses fonctions sociales et qui se compare au sanglier, cet animal qui vit seul aux lisières des forêts, que de nous permettre, en définitive, de penser notre époque et de la mesurer à l’aune d’autres temps.
C’est dans cette perspective que s’inscrivent la défense de l’athéisme ou du suicide dans la manière dont l’abordaient les Anciens, comme « cette possibilité du mourir », ultime liberté laissée à l’homme d’en finir avec sa propre vie. Mais, plus loin que cela, on peut sentir, et cela de manière plus explicite dans les entretiens qu’il a donné à l’occasion de la parution de La barque silencieuse, que ce sont des valeurs reliées au monde qu’il a connu, au monde de son enfance qui sont bousculées en lui. Il y a là aussi une dette, sans doute, à l’égard de sa filiation : il y a cet oncle, petit frère de sa mère, revenu de Dachau, qui l’a aidé à reparler et à manger dans des périodes de mutisme et d’anorexie ; il y a les grands-parents grammairiens d’un côté, musiciens de l’autre ;  ce milieu dans lequel la recherche universitaire et l’exercice de la pensée étaient des valeurs de référence, et n’étaient pas encore pensés en terme d’objectifs ou de soumission à des impératifs étatiques et commerciaux. Dans un entretien avec Alain Veinstein sur France Culture, à la faveur d’une allusion à Mme de Lafayette, il évoque sa blessure à l’attaque – malheureusement trop connue ! – d’un « des plus beaux romans qui soit » :
« Lorsque le politique s’amuse pour plaire au plus grand nombre, à dénigrer les choses les plus belles, à préférer les variétés à la musique savante, il y a quelque chose de l’ordre de la douleur. »
De même, il évoque à cette occasion le saccage de la librairie du Banquet du livre en 2007, installée dans l’abbaye de Lagrasse et parrainée par Verdier : les livres avaient été aspergés d’un mélange d’huile de vidange et de gasoil. Cet autodafé inachevé à la portée symbolique certaine avait sans doute été perpétré en raison du lieu et du thème de la manifestation, intitulée « La nuit sexuelle » en référence à l’essai de Pascal Quignard du même nom, qui proposait aussi des projections de film (pour en savoir plus, vous pouvez aussi aller voir ). Manifestement, ce ne fut pas du goût de tout le monde, quand bien même La Nuit sexuelle de Pascal Quignard soit, en fait, une méditation sur la représentation picturale de cette nuit dont nous sommes issus et sur notre origine – ou, en fait, sur ce qu’on peut représenter de ces trois nuits que sont la nuit utérine, la nuit qui succède au jour et la nuit infernale.
Georges de La Tour, La nativité (vers 1645)
 Prendre le temps de la pensée

On pourra, bien sûr, relever tout le paradoxe qui consiste à se vouloir et se tenir dans le retrait du monde, du social et du groupe tout en les évoquant si souvent. On pourra aussi se dire que ce qui nous manque, ce qui nous fait actuellement défaut, c’est justement cette refondation du commun, de la communauté, du politique, et qu’on a que faire de celui qui, comme Pascal Quignard, affirme sa solitude et son besoin de se dételer, de se dénationaliser de ce même groupe.
Mais, de loin en loin, Pascal Quignard nous permet de prendre le temps de la pensée, de bousculer la doxa ou l’opinion commune, et de plonger nos regards dans l’abîme vertigineux des temps qui nous précèdent, ainsi que de nous confronter aux impensés de notre époque : la mort, l’absence de toute transcendance ou divinité pour nous porter, l’origine des mots que nous utilisons au quotidien, la liberté qu’il peut y avoir à refuser toute forme de domestication, que ce soit celle de la pensée, de la fonction sociale ou même du langage.
« Montrer son dos à la société, s’interrompre de croire, se détourner de tout ce qui est regard, préférer lire à surveiller, protéger ceux qui ont disparu des survivants qui les dénigrent, secourir ce qui n’est pas visible, voilà les vertus. Les rares qui ont l’unique courage de fuir, surgissent au cœur de la forêt. »
Curieuse proposition pour notre présent où il faut être visible à tout prix, s’afficher sur les réseaux, s’interconnecter de manière frénétique, savoir se mettre en avant sur la scène sociale sous peine de ne pas être.
Prendre son temps pour remonter le fleuve de l’étymologie, rappeler la profondeur temporelle des mots du communs, rappeler que toute véritable pensée est hors-norme et inconfortable : oui, il y a peut-être là, en définitive et aujourd’hui, quelque chose de politique.
Isabelle S.
Pour aller plus loin : 
- Chaque livre de Pascal Quignard a son morceau de musique, sa petite ritournelle correspondante, dont il dit avoir besoin pour écrire. Peut-être en reparlerons-nous à l'occasion d'un autre article, mais en attendant vous pouvez écouter le morceau correspondant à La Barque silencieuse: c'est le magnifique adagio de la 13e sonate en Sol majeur de Haydn.
(Image 1: Joachim Patinir, Charon traversant le Styx, entre 1515 et 1524; Image 2: Sébastien Stosskopf, Grande vanité, détail, 1641)

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1 commentaires:

  1. Julien Patureau de Mirand says

    Merci pour ce bel article.


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