Nouvelle publicité Sony Soundville : une analyse critique

Un matin, le calme d’une petite ville islandaise au nom imprononçable, Seydisfjordur, où vivent quelques huit cent âmes, est troublé par d’étranges sons semblant provenir de nulle part. Là où régnaient auparavant le vent, le bruit du ressac de la haute mer toute proche et les cris étouffés des troupeaux de moutons laineux, s’immiscent dans les oreilles, puis dans les corps des mélodies venues d’on ne sait où. Si l’on y regardait de plus près, on distinguerait de singuliers dispositifs disséminés à travers la ville et le paysage, apparus soudainement : tours sonores en acier, pavillons et mégaphones, murs de haut-parleurs. Pendant trois jours et trois nuits, les sons traverseront les cloisons et empliront les rues, allant jusqu’à gagner les rivages de l’océan et la naissance des montagnes où paissent les troupeaux : où qu’on se trouve, quoique l’on fasse, une imperturbable et persistante musique ne cessera de résonner. Là-bas, loin, sur le continent, dans le monde des grandes villes, on les observe, on s’enthousiasme, on parle d’une expérience de laboratoire engagée par un grand groupe, expérience qui permettrait de savoir comment une communauté est « transformée par le pouvoir du son » (« the power of sound »)
« Believe in superior Sound experiences » - « Croyez à la possibilité d’expériences sonores de haute qualité »
Est-ce le début d’une fiction à la Orwell ou à la Kafka ? Non, il s’agit de la dernière campagne de publicité engagée par Sony, intitulée Soundville, dirigée par Juan Cabrall et réalisée par l’agence Fallon de Londres, visant à promouvoir la qualité sonore exceptionnelle de leur matériel hi-fi, casque audio et autre.
La vidéo Soundville n’est d’ailleurs que la face émergente d’une campagne de publicité dite « virale », (le but étant, comme on dit, de créer un « buzz ») qui avait débuté avec deux teaser et qui comprend aussi, en format très court, des « Soundtest », sorte d’expérimentations techniques se déroulant dans ce qui s’apparente aux bas-fond de laboratoires sonores un peu inquiétants. Pour ma part, j’ai pensé tour à tour à la cave dans La Jetée de Chris Marker ou à l’atmosphère de certains films de Kyoshi Kurosawa, comme Cure ou Kaïro.
Mais entrons donc dans l’univers de Soundville.



Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’esthétique visuelle et la beauté de certaines images renforçant l’effet-fiction, mais aussi sur l’impression qui nous envahit en regardant la vidéo : un sentiment de « Unheimlich », d’« inquiétante étrangeté », propre aux récits fantastiques, qui joue sur l’hésitation entre fiction et réalité. Il y aurait aussi beaucoup à ajouter sur la dimension de « Storytelling » évidente de cette campagne Sony, exploitant notre goût pour les histoires à l’instar de la plupart des grandes firmes aujourd’hui, comme l’a bien montré le livre de Christian Salmon : des deux teaser à la vidéo finale, on est dans un univers cohérent quoique énigmatique, gardant toujours ce qu’il faut de mystère et d’esthétique pour nous fasciner.
Nous voilà tout à fait dans le cœur du sujet : avec Soundville, Sony nous présente une fiction, qui vise à nous montrer la puissance du son ; mais ce son est, bien entendu, véhiculé par les haut-parleurs de haute définition de Sony, expérimentés pour l’occasion en des conditions extrêmes. Et ceci, pour le plus grand plaisir des habitants du village de Seydisfjordur (qui, à mon avis, n’en demandait pas tant ; mais cela, nous ne le saurons sans doute jamais). Ils vivent ainsi une expérience extraordinaire, qui hisse leurs existences jusqu’ici banales au rang de récit digne d’être conté et, au passage, la haute qualité sonore des produits Sony nous est largement suggéré, sinon démontré, en mettant en parallèle, de manière implicite, la pureté blanche des terres du nord avec la pureté du son. Cette démonstration est d’autant plus convaincante que la vidéo et l’idée sont originales, et qu’on ne peut s’empêcher de les trouver dans un premier temps extrêmement séduisantes.
En effet, visuellement et esthétiquement, la publicité est très réussie. Musicalement, la bande-son, constituée des musiques diffusées en continu dans le village, est de qualité (Sony a fait appel à treize artistes, dont des joueurs de Gamelan javanais, Richard Fearless de Death in Vegas ou encore l’artiste mexicain de musique électro Murcof).
D’où me vient alors ce persistant malaise face à cette vidéo ? Essayons donc de l’expliquer en trois points.

Une expérience musicale, vraiment ?
De manière générale, à force de nous éblouir par sa forme, son visuel et son esthétique, la publicité viendrait à nous en faire parfois oublier son contenu. Entendons-nous bien : non pas son contenu publicitaire, ce qui serait un comble, puisque son but est de faire acheter, mais son contenu profond, son arrière-plan. En somme, son discours implicite, nécessitant une certaine distance critique – et de prendre le temps de cette mise à distance. Roland Barthes nommait cet arrière-plan « mythe » : c’était pour lui le discours caché derrière l’image, mais surtout l’idéologie caché derrière le discours. C’est sans doute l’élément le plus intéressant à interroger dans la publicité en général (d’ailleurs Barthes s’y était employé en son temps – un moment où, cependant, les images publicitaires étaient sans doute moins envahissantes et moins travaillées).
Une des images de la vidéo qui me paraît être la plus significative en ce sens est le gros plan sur le visage d’un jeune garçon, fasciné par ce qu’il entend, visage auquel succèdent la vision de plusieurs personnes debout, regardant dans la même direction, certaines se trouvant de manière toute incongrue sur les toits des maisons, comme s’il y avait là un spectacle à ne pas rater. Et pourtant, il s’agit de son : fascination sonore certes, saisie au moment où elle saisit les habitants du village, mais ce qu’ils regardent n’est en aucun cas anodin. C’est la fameuse tour sonore diffusant le son qu’ils fixent. Derrière cette fascination sonore est puissamment suggérée la puissance technologique, celle des haut-parleurs de qualité supérieure, d’une qualité fascinante. Après le joueur de flûte de Hameln du conte, qui mène les rats grâce à sa musique, nous voici dans le conte Sony.
Bien entendu, il s’agit de suggérer au consommateur que, s’il s’avise de poser sur ses oreilles un casque Sony, il participera, lui aussi, à cette grande expérience sonore exceptionnelle, il entrera à son tour dans ce récit fabuleux. En consultant le site conçu pour l’occasion, on comprend encore mieux : Sony va exactement nous dire et nous montrer ce qu’est la musique. Et Soundville n’est que la mise en scène de cette connaissance supérieure du son, le versant artistique de l’expérience sonore dont Sony détient la science. Rien que ça. « Experience it ! » Just with Sony, of course.

Soundville : un panoptique qui n’en a pas l’air ?
Mais la possibilité d’une fabuleuse et inédite expérience sonore que nous permettrait de vivre Sony (« Believe in Superior Sound Experiences ») n’est que le prétexte d’un discours bien moins expérimental et poétique, voire plus inquiétant.
J’évoquais Orwell en ouverture. Ce n’est sans doute pas un hasard, et l’on aurait aussi bien pu penser au Panopticon de Bentham (et à Foucault, par la même occasion !). Le panoptique est un système architectural de type carcéral qui favorise la surveillance : dans une prison par exemple, une tour centrale permet de voir l’ensemble des détenus et de leur cellule, et induit un regard omniscient de la part de celui qui surveille.

(Plan du Panoptique, J. Bentham, 1843)
Mais le panoptique est davantage, bien sûr, qu’un type de construction architecturale ; c’est aussi, comme le montre Foucault, la structure type d’une « société de surveillance » (c’est, si l’on veut, le thème bien connu du « Big Brother ». ) Ici, et toujours bien caché sous un esthétisme visuel et sonore, la dimension panoptique est doublement présente : c’est, d’une part, celle du son auquel on ne peut échapper – « les oreilles n’ont pas de paupière », comme le rappelle l’écrivain Pascal Quignard, et le son franchit toutes les cloisons de manière extrêmement intrusive – et ce sont, d’autre part, les caméras qui ont permis le tournage. Celles-ci sont, à la différence du dispositif sonore, absolument invisibles, mais ont envahis sans doute aussi sûrement la petite ville de Seydisfjordur que les pavillons des haut-parleurs (et du coup, c’est nous, spectateur, qui prenons la place de celui qui surveille, goûtant ainsi aux délices divins de l'omniscience).
Ceci dit, je trouve le dispositif sonore encore plus terrifiant. Il induit une dimension collective, quasi animale pour les habitants. Sans avoir été pensées comme telles, les images des troupeaux de mouton, l’alternance entre visages des habitants et animaux à la fin de la vidéo sont tout à fait parlantes. Animaux, hommes sont soumis à la même fascination musicale, à la même obéissance, à cette même injonction d’écoute permanente. (Et si l’on en croit Hieronymus Bosch, ce n’est pas un sort enviable).
(Hieronymus Bosch, détail du tryptique Le jardin des délices, 1504)


J'aurais tendance à voir Soundville comme une allégorie du rapport moderne à l’écoute : « L’homme cesse d’être soumis à une obéissance physique aux sons de la nature. Il s’est soudain soumis à une obéissance sociale à des mélodies européennes nostalgiques électrifiées. »
Qui l’eût cru : Sony illustre à merveille, avec Soundville, ces quelques lignes extraites de La haine de la musique de Pascal Quignard.
Qu’en aurait dit Platon ?
Et bien, chers lecteurs, vous allez être surpris, mais Platon aurait beaucoup apprécié l’idée de Sony (enfin, de son agence de publicité, si vous avez suivi). En fait, par rapport à la musique, il semblerait que Platon soit un peu, comme on dit, mi-figue mi-raisin. Mais il est par contre assez clair dans Les lois (VII, 799, a-c). Dans le cadre d’un dialogue comme il aime à les mettre en scène, Platon explique comment la musique peut être ciment de la société, si on la définit et on l’organise de manière collective, telles les lois. En somme, si tout le monde chante ou écoute la même chose en même temps, au même moment, cela favorise l’équilibre social, la cohésion de la communauté vivant alors au même rythme. Et pourquoi la musique, plutôt que le tricot ou que la course hippique ? Platon nous répond dans La République : « rien ne plonge plus profondément au cœur de l’âme que le rythme et l’harmonie » (III, 401, d). Finalement, Sony et Platon aurait bien été d’accord sur ce principe, si nous comprenons bien ce que nous dit Sony « Le son […] déclenche les émotions et ravive les souvenirs les plus marquants. La magie du son nous transforme tous » (vous trouverez ceci sur le site de Sony France consacré à Soundville. Evidemment, je nous vous propose pas de lien, vous l’aurez compris).
Vous voyez le problème ? Toujours pas ? Alors, citons encore Pascal Quignard qui parle de Platon : « Ouïe et obéissance sont liées. […] Platon ne pensa jamais à distinguer dans ses récits philosophiques la discipline et la musique, la guerre et la musique, la hiérarchie sociale et la musique. »
En fait, nous y sommes. Ce que je veux dire, et ce qui me gêne dans la publicité Sony, c’est au fond, l’escamotage de toute dimension politique du dispositif. Aurait-il été proposé par un artiste, les choses auraient été différentes, et l’artiste en question aurait sans doute mis en avant cette dimension pour mettre en évidence notre rapport au groupe, aux dispositifs d’écoute modernes et collectifs, notre rapport à la musique et au son – mais aussi le côté polémique d’une telle installation dans un tel lieu, balayé par la neige et le vent.
Au lieu de cela, Sony nous raconte une merveilleuse histoire pour nous endormir. Et, tels des serpents charmés par une belle mélodie, nous voici embarqués dans la fiction Sony – qui n’a d’autre but que de nous vendre un produit. Nous y voici : tout ceci se veut dépolitisé, anhistorique, esthétisé et, finalement, assez plat.
Pour conclure une première note trop longue qui en fera fuir plus d’un
C’est promis, la prochaine note sera plus courte.
Isabelle S.

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3 commentaires:

  1. Unknown says

    Magnifique article, bien qu'un peu long à lire, il est plus que complet et très enrichissant !

    Au plaisir de vous lire,

    Pixiome


    Littérature 2.0 says

    Merci pour votre lecture et votre passage sur notre blog! Comme je l'ai dit, je m'efforcerai de proposer aussi, à l'avenir, des analyses un peu plus courtes, pour ménager un peu mes (futurs) lecteurs.
    Au plaisir!
    Isabelle / Atopiak


    maybal68kintessan says

    intéressant et original toutefois un peu long. J'ai hâte de lire d'autres analyses.
    Mayball68


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