Réflexions autour de Herta Müller, prix Nobel de littérature 2009


Ainsi, c’est Herta Müller qui a reçu le prix Nobel de littérature 2009, comme le pressentait Pierre Assouline, à l’affut des dernières rumeurs sur son blog (La République des Livres, où l’on trouve souvent des articles intéressants sur l’actualité littéraire). Si je connaissais bien Elfriede Jelinek, dernière auteure de langue allemande – mais de nationalité autrichienne – à avoir reçu le prix en 2004, j’avoue que le nom de Herta Müller ne m’était aucunement familier. Je me suis donc renseignée sur elle, et voici, en vrac, ce que j’ai glané lors de mes quelques recherches.




Une minorité allemande méconnue



D’origine roumaine, Herta Müller fait partie d’une minorité de langue allemande, les Souabes, qui occupait la région historique du Banat roumain, Le Banat, comme le rappelle un excellent article de Gérard Delaloye, n’est pas une région allemande de la Roumanie mais une région partagée entre trois états, la Roumanie, la Hongrie et la Serbie, creuset de nombreuses langues et cultures. En somme, nous voici au cœur de cette Mitteleuropa (Europe Centrale) que je trouve, pour ma part, absolument fascinante car, en plus d’être le centre historique de l’Europe, elle fut définie d’abord par la littérature et qu’elle se caractérise par une grande pluralité linguistique et culturelle. C’est promis, j’y reviendrai dans un prochain billet tant le sujet me passionne et me paraît essentiel à creuser pour nous, européens en mal d’identité culturelle et de récit « fondateur » commun.


Bref, Herta Müller, née en 1953, a quitté la Roumanie pour l’Allemagne à l’âge de 34 ans, en 1987. Auparavant, elle fut une opposante farouche à la dictature communiste, ce dont témoigne son premier recueil de nouvelles, Bas-fonds, écrit en 1982. J’ai appris, en outre, et toujours grâce à l’article de Gérard Deloye dont je ne saurais que conseiller la lecture, que la minorité allemande dont fait partie Herta Müller paya au prix fort son attachement au Reich, en mourant sur les champs de bataille allemands dans un combat qui n’était, finalement, pas le sien, puis en étant déportée vers l’Union Soviétique par le gouvernement roumain. Cette période est d’ailleurs le sujet de Atemschaukel (littéralement : « La balançoire du souffle »). Un article de Ovidiu Pecican, du quotidien roumain România Liberâ, daté du 9 octobre et traduit à l’occasion de la revue de presse quotidienne d’Eurotopics, résume bien ce que l’attribution du prix à Herta Müller peut avoir de symbolique pour ces minorités allemandes d’Europe de l’Est en général, mais aussi pour les roumains :


"Il y a ici une importance symbolique non seulement pour les Allemands du Banat, non seulement pour les cultures allemandes le long du Danube et dans les Carpates mais également pour ceux qui ont été piétinés pas le système communiste. Nous, en tant que Roumains, avons perdu des dizaines d'années, en partie désespérés, en espérant une autre vie et en tenant bon. […] Herta Müller n'a pas tiré un trait sur les lieux et les personnes dont elle est originaire. […] Ses diverses déclarations publiques […] sont la preuve que son pays d'origine lui fait toujours aussi mal, et que la plaie ne se refermera jamais."


Le Banat historique (source: Wikipédia)

Une exilée dans sa langue

Ainsi, Herta Müller a doublement la condition d’exilée. Exilée de son pays de naissance lors de son départ pour des raisons politiques mais aussi, avant même de quitter le Heimat, la patrie roumaine, exilée de par sa langue, l’allemand, îlot linguistique au sein de la majorité roumaine.

Et puis, et c’est ce qui m’a également interpellée, elle est aussi exilée dans sa propre langue. C’est sans doute le propre d’un écrivain que d’être toujours quelque peu un étranger dans sa langue et de ne jamais parvenir à l’habiter complètement, et c’est ce qui donne aussi les plus belles œuvres – c’est, d’ailleurs, ce que disait Deleuze dans Critique et clinique, en donnant notamment l’exemple, entre autre, de Kafka ou d’Artaud. Herta Müller écrit en haut-allemand, mais elle a aussi vécu baignée dans le dialecte souabe du Banat, qui coexistait aussi avec le roumain. Comment, en ce cas, se sentir chez soi dans une langue ? Et, qui plus est, en gardant à l’esprit que l’usage de la langue a, nécessairement, aussi une dimension politique et historique…
Puisque j’avais aussi le désir de donner à entendre sa voix, voici ce qu’elle écrit à ce sujet dans Heimat ist das, was gesprochen wird (2001), livre qui n’est malheureusement pas traduit en français mais dont j’ai trouvé un passage sur le site du Courrier des Balkans, traduit par Nicole Bary :


"Je me réfère à une phrase de Jorge Semprun. Elle se trouve dans son livre L’autobiographie de Federico Sanchez et résume toute la personne de Semprun, détenu dans un camp de concentration et émigré résidant à l’étranger pendant la dictature franquiste. Semprun écrit :
"Dans le fond, mon pays n’est pas la langue, mais ce qu’on dit." Il sait quelle complicité minimale entre le contenant et le contenu est nécessaire. Comment, dans l’Espagne de Franco, l’espagnol pouvait-il être, pour lui, un chez-soi ?
Ce que véhiculait sa langue maternelle menaçait sa vie. Voila ce que veut dire Semprun qui refuse de se consoler avec le mot "chez-soi" aux moments les plus malheureux de son existence. Et combien d’Iraniens jusqu’à ce jour sont jetés en prison pour avoir dit une seule et unique phrase en persan. Combien de Chinois, de Cubains, de Nord-Coréens, d’Irakiens, ne peuvent-ils pas se sentir chez eux dans leur propre langue. Et Sakharov ? Pouvait-il, enfermé dans sa résidence surveillée, trouver un chez-soi dans la langue russe ?
Quand plus rien ne va dans la vie, les mots s’effondrent eux aussi. A cela s’ajoute que toutes les dictatures, celles de droite comme celles de gauche, les dictatures athées comme les dictatures religieuses, instrumentalisent les langues. Dans mon premier livre [1982], qui raconte une enfance dans un village du Banat, la maison d’édition censura, entre autres, le mot "valise".
Ce mot était devenu une provocation, car il fallait tabouiser l’émigration de la minorité allemande. Cette récupération rends les mots aveugles et essaie de supprimer l’intelligence immanente aux mots. La langue imposée devient une ennemie aussi redoutable que la perte de la dignité elle-même.
Cette langue imposée je l’ai rencontrée quotidiennement à l’école quand j’étais enfant. D’une part, comme répétition des éloges et des rituels des fêtes du parti et de la patrie, comme entraînement, au cœur de l’enfance, à une obéissance inconditionnelle, et comme obstacle à une pensée personnelle ainsi qu’à tout individualisme. D’autre part, j’étais également confrontée à la langue imposée lorsque à la maison on me recommandait de ne pas raconter à l’école, devant les autres, ce qui était discuté en famille. Pourtant, à la maison, on ne parlait pas beaucoup, on ne disait même pas le nécessaire."


Image: Wolfgangkuhnle sur Flickr.com

En guise de conclusion


Ce long passage de Herta Müller appellerait un long commentaire… que je ne ferais pas, d’abord car j’ai promis une note moins longue (oui, je sais, ce n’est pas encore tout à fait le cas) et ensuite car je reviendrai sans doute sur ces problématiques dans un prochain billet. Juste signaler au passage l’importance, en allemand, du terme de « Heimat » qui apparaît dans le titre du livre de Herta Müller : c’est tour à tour le foyer, le chez-soi, la patrie, là d’où l’on vient, le lieu de naissance…un mot, en somme, qui désigne à la fois les origines et les appartenances – et qui, si l’on en fait l’historique, n’est d’ailleurs pas dénué de toute ambiguïté (ce terme fut utilisé dans le langage nazi, avant de retrouver des lettres de noblesse avec la trilogie Heimat de Egdar Reitz)

Ce qui m’intéresse dans cet extrait et ce que je creuserai sans doute prochainement, c’est :

1. la dimension politique de la langue, la manière dont elle peut être instrumentalisée pour, finalement, tenter de déformer ou d’occulter une part de réalité. A ce sujet, l’exemple de la valise est parlant.
Mais aussi, la manière dont une dictature peut se servir de la langue, de cette "langue imposée" dont parle Herta Müller. Viktor Klemperer, philologue juif allemand, et de ce fait extrêmement attentif au pouvoir des mots, raconte de manière similaire quoique plus détaillée, dans LTI, la langue du IIIe Reich, comment la langue se modifie subrepticement sous le régime nazi (il voit, par exemple, comment l’usage de certains termes se répand, et analyse d’une manière admirable et de l’intérieur ce qu’on pourrait nommer la rhétorique du langage totalitaire nazi, en montrant surtout à quel point l’usage du langage n’est pas innocent…)

2. La dimension si actuelle de cette problématique. Octavio Paz écrivait : "Quand une société se corrompt, la première chose qui se corrompt c’est le langage".
N’ayant pas lu Herta Müller, je serais bien en peine de dire à quel point la critique des usages de la langue est centrale dans son travail. Mais ce qui me plaît dans le passage que je cite, c’est ce pont qu’elle fait entre passé (le livre et la citation de Jorge Semprun) et présent (l’usage de la langue dans les régimes à tendance totalitaire). J’y lis comme une sorte d’avertissement, et comme une invitation à mieux nous questionner sur les usages contemporains de la langue.
Mais, comme le disait un autre Nobel de littérature, Saint-John Perse, dont le discours de réception du prix serait sans doute à relire, l'écrivain ou le poète n'est-il pas aussi là pour cela, pour être "la mauvaise conscience de son temps"?


Avant de pouvoir lire le discours de Herta Müller (la remise du prix aura lieu en décembre), on peut déjà découvrir quelques-unes de ses oeuvres traduites en français.

- L’homme est un grand faisan sur terre (traduit par Nicole Bary, éd. Maren Sell, 1988 et en poche, éd. Folio)
- Le renard était déjà le chasseur (traduit par Claire de Oliveira, éd. Le Seuil, 1997)
- La Convocation (traduit par Claire de Oliveira, éd. Métaillié, 2001).

A noter que, à la suite de ce prix Nobel, Gallimard va traduire prochainement en français Atemschaukel.

Isabelle S.

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1 commentaires:

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