Petite note sur le temps présent (3): la phobocratie



Je me souviens, encore avec émotion, d’un voyage aventureux en Roumanie. C’était en 1997 et, d’errance en errance, à pied, en stop ou en train, nous nous étions retrouvés dans les Maramures, une région située au nord-ouest de la Roumanie, où se tenait chaque année un festival de musique traditionnel. Dans cette région où les vieilles filent encore la laine, des musiciens roumains, hongrois, ukrainiens et des roms se réunissaient pour faire de la musique. A mille lieux de nos salles de concert et de nos institutions, la musique faisait partie de la vie et ce sont souvent des paysans qui jouaient du violon. Des gamins d’à peine treize ou quatorze ans tiraient déjà de leurs instruments des notes bouleversantes. Et tout ce monde, tout le village – y compris les vieilles qu’on pouvait voir devant leur rouet dans la rue en journée – se retrouvait autour de la musique, certains buvant et dansant toute la nuit (nous en fîmes partie).
Le deuxième jour, ce fut le défilé des roms : des femmes colorées, riantes, dansant dans la rue. Des hommes sombres, en costume, jouant pour la plupart du violon.
On était là dans cette réalité qui a donné naissance aux fictions joyeuses de Tony Gatlif, ou de Kusturica. Je me souviens d’un gros tambour manié par un musicien ukrainien au large sourire dévoilant ses dents en or. J’avais trouvé les femmes très belles, altières, à mille lieux des images de misère qu’on voit de ce peuple dans les actualités. Malheureusement, je ne parviens pas à remettre la main sur cette photographie. A la place, pour illustrer cette note, les photographies de Bruno Amsellen des Roms de Lyon, montrant leur quotidien et les suivant au fil de leurs voyages pendulaires entre la France et la Roumanie, ainsi que les belles photographies de Dominique Secher, au cirque Romanès.
Pourquoi remonter le temps de la sorte, pour évoquer ce voyage qui n’est, après tout, qu’un souvenir personnel ? Et bien, simplement car l’actualité m’y a ramené, malgré moi. Samedi, j’ai défilé contre la xénophobie, dans un cortège que je n’ai jugé pas assez fourni, au vu des dernières propositions d’un gouvernement en quête de bouc émissaire.


La peur de l'autre, cet étrange étranger

Je me souviens alors de la fin du Tiers-Livre, de Rabelais, où un dénommé « Xénomanes » (celui qui aime l’étranger) invitait Panurge, en quête de réponses existentielles (doit-il se marier ?) à prendre le risque de l’aventure, du départ, pour trouver des réponses par lui-même et en lui-même.
D’une autre manière, Montaigne invitait à voyager pour « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui », évoquant l’importance de la confrontation avec l’autre, le différent, et nous rappelait que « chacun nomme barbarie ce qui n’est pas de son usage. »

Désigner un « bouc émissaire » est une pratique courante permettant d’accuser un individu ou un groupe de personne d’être à l’origine de l’ensemble des maux de la société. Il y a quelque chose de sacrificiel et de symbolique dans cette démarche à l’origine religieuse, décrite dans le Lévitique (XVI : 21-22), le bouc étant censé emporter « sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. »
D’autre part, la peur de l’autre, de la différence, est un réflexe de repli contre laquelle les voyages, l’ouverture d’esprit, l’analyse, la pensée et la lecture peuvent parfois – mais pas de manière absolue – nous protéger. Le terme de xénophobie, d’ailleurs, est souvent associé à la haine de l’étranger, alors même qu’il signifie, littéralement « la peur de l’autre » (xenos, c’est l’étranger, et phobos la peur).
Il est étrange que cette peur se cristallise systématiquement sur ceux qui hantent les marges, géographiques ou symboliques de la société : marginaux de toute sorte, bien sûr, mais aussi habitants de la banlieue, cette marge des villes ; étrangers hantant nos frontières et ne songeant qu’à les franchir ; ou Roms, considérés comme un peuple sans lieu, peuple de la marge, à la différence des sédentaires qui font partie d’une collectivité, occupant un territoire.
Je me souviens alors des livres d’Elfriede Jelinek, de leur violence mais aussi de leur lucidité : si elle s’intéresse si souvent à des faits divers, à des figures de criminels terrorisant la société autrichienne bien-pensante, c’est souvent pour montrer que ces monstres sont engendrés par la société elle-même, qu’ils en sont le pur produit et qu’ils ne viennent pas de l’extérieur…


L'enfer, c'est les étrangers


La rhétorique destinée à instaurer la peur de l’étranger est bien rôdée : il s’agit, via les médias, les images et les discours, d’affirmer des représentations de l’autre, de l’étranger comme menace.
J’ai trouvé, sur le site de La Croix, l’intégralité du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy. C’est intéressant à lire, mais aussi effrayant d’amalgames et de raccourcis : outre une langue française très…approximative, j’y ai trouvé une rhétorique très « western » (façon le bon, la brute, et le truand). Les glissements sémantiques et symboliques y sont nombreux et associent sans complexe délinquance, immigration et menace des valeurs de la République. Victor Klemperer, philosophe allemand et juif qui s’est attaché dans LTI, La langue du IIIe Reich, à étudier les implications du choix des mots et du vocabulaire dans l’Allemagne nazie, rappelait l’importance du choix des mots dans l’espace social et politique: « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique s’en fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’ "héroïque et vertueux", dit pendant assez longtemps "fanatique", il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. »
Pascal Maillard, auteur d’un texte sur Mediapart analysant les racines politiques de cette xénophobie et les stratégies qui ont mené à la rendre banale, fait le même constat : « L'Etat français nous fait baigner dans une violence politique si ordinaire que la majorité finit par ne plus la voir. Elle est pourtant profonde, proche de ce que Walter Benjamin nommait "la violence pure" dans son essai "Pour une critique de la violence", un texte difficile qu'il faudrait relire attentivement. Le champ d'exercice de cette violence pure est d'abord le langage, la parole. Le national-populisme à la manière Sarkozy a sa langue propre. Son règne est le performatif : faire que la chose advienne en la nommant. »
En tout cas, je suis heureuse de voir que cette actualité fait réagir écrivains, universitaires et historiens, et ce qui suit propose une recension façon « revue de presse » des différents textes publiés ces dernières semaines.

L’étranger, creuset de tous les fantasmes

Les quelques textes suivants sont à lire de toute urgence, pour réagir, pour réaffirmer l’importance d’une démarche humaniste où l’autre n’est pas source de menace mais de richesse, et pour déconstruire le discours ambiant, qui semble s’imposer de plus en plus dans les esprits. Il faut lutter contre cette « phobocratie », terme utilisé par Marie-José Mondzain pour désigner un règne de la peur qui se nourrit des images et se sert d’elles pour établir sa domination.
Car, si les problèmes de cohabitation entre communautés peuvent être réels, ce n’est certes pas de la sorte que l’on favorisera le dialogue. Pour ma part, je me demande parfois si nous n’avons pas atteint un moment où, à force de médias, de discours et de représentations nourrissant la crainte et la xénophobie, la réalité ne compte plus : nous sommes dans une fiction de l’autre, de l’étranger, où il a pris le visage de la menace. Alors, comme le dit Victor Klemperer au sujet du langage, les images présentées par les médias finissent par avoir valeur de réalité : par exemple, lorsqu’on ne cesse de voir et d’entendre que telle catégorie de population est dangereuse, on finit immanquablement par le croire.
Bien entendu, on trouvera toujours des faits isolés, des chiffres, des actes à valeur exemplaire, et le politique s’en saisira toujours pour alimenter la peur : comme l’écrit Pierre Cornu, le gouvernement de Nicolas Sarkozy s’est chargé de légitimer le rejet de l’Autre qui, à présent, peut avancer à visage ouvert. Il est, c’est sûr, bien plus facile de rejeter l’altérité en bloc et d’accuser l’autre de tous les maux que de valoriser le vivre-ensemble, de montrer la richesse des rencontres, d’œuvrer pour le dialogue des cultures.
En repensant à la représentation de l'autre, je me dis qu'il est d’ailleurs assez amusant de constater que, même lorsque l’étranger était objet de fascination, comme en témoigne la vogue de l’orientalisme au 19e siècle, on peut voir que, lorsque les peintres s’intéressait à l’Orient musulman, il était toujours question de réduire l’autre à une image, fut-elle celle d’un orient lascif, emplie de femmes nues parées de bijoux et d’étoffes. Le tableau d’Ingres, L'odalisque à l'esclave (1842), le montre assez bien alors même que, comble du comble, Ingres n’avait jamais mis les pieds en Orient….

Des textes contre la « phobocratie »

L’écrivain Tahar Ben Jelloun, qui rappelle sa « chance de bénéficier de deux nationalités », marocaine et française depuis 1991 s’adresse directement au président de la République, en l’appelant justement à peser ses mots :
« La France, comme tant d'autres pays, est traversée par des tendances à l'exclusion et au racisme, parfois pour des raisons idéologiques et politiques, et d'autres fois pour des raisons de malaise social, de pauvreté et de peur. Faire l'amalgame entre insécurité et immigration est plus qu'une erreur, une faute.

Le rôle d'un dirigeant politique est de décourager, voire empêcher le développement de ces tendances. Un chef d'Etat ne doit pas réagir avec ses humeurs et ses tripes. Au contraire, il n'est pas un citoyen qui peut se permettre de dire n'importe quoi. C'est quelqu'un qui doit peser ses mots et mesurer les conséquences qu'ils peuvent générer. »

La suite ici.

On peut également lire Antonio Tabucchi qui réagit sur la politique d’expulsions des Roms menée par le gouvernement français :
« Le rapatriement des Roms mis en œuvre de façon si tapageuse, dans un esprit de propagande, me semble socialement plus nocif que le débat sur l'identité nationale ; et cela non seulement pour la France, mais aussi pour le reste de l'Europe, parce qu'il est porteur de zizanie sociale. Il inocule dans la tête des citoyens culturellement plus fragiles l'idée que le malaise de société actuel, les problèmes économico-sociaux les plus évidents – le chômage, les violences dans les banlieues, l'impunité des grands groupes financiers et économiques, les dépenses militaires, le désastre environnemental, bref l'énorme insécurité que les citoyens ressentent en cette malheureuse période historique – sont de la faute des Tziganes. »
Le texte de Tabucchi, rappelant entres autres la tendance à la désignation d’un bouc émissaire en Europe, et le fichage pour relever les empreintes digitales des enfants tziganes, initié parle ministre de l’intérieur italien, Roberto Marconi, fait aussi référence à Hannah Arendt. Il ne s’agit plus de la « banalité du mal » mais de la « banalité du racisme » : « La grande force du racisme est sa banalité. Le raciste, le xénophobe, n'est pas un monstre sorti de notre imaginaire. Comme Hannah Arendt  l'a dit du nazisme, en évoquant "la banalité du mal", le raciste est généralement un respectable père de famille qui, plein de bonnes intentions, désire rééduquer ou "isoler" ces franges "irrégulières" de la société qui sont "affreuses, sales et méchantes", pour imiter le titre d'un célèbre film. »

Enfin, trois autres textes d’universitaires : Benjamin Stora d’abord, rappelant quelques mesures politiques xénophobes ayant été instaurées dans la France des années 30, en direction des premiers Algériens, remontant ainsi « aux origines d’un certain regard ».


Ensuite, un texte de Pierre Cornu, historien également, qui analyse le discours de Grenoble qu’il qualifie de « folie, mais de folie assumée » : pour lui, un point de non-retour a été franchi, dans la mesure où ce discours légitime « politiquement et symboliquement un processus d'auto-épuration xénophobe du corps social, qui était jusqu'alors contenu vaille que vaille par le droit, la raison et les tabous de la mémoire du 20e siècle. »

Et enfin, le texte de Pascal Maillard, professeur de littérature, et travaillant notamment sur les rapports entre littérature et politique, qui fait le constat suivant : « Peu le voient. Certains commencent à le soupçonner. La chose transpire dans maintes analyses, mais n'accède pas à une formulation directe, comme si cette vérité devait demeurer forclose en raison de sa monstruosité. Comme si au cœur de cette évidence il y avait un vide impensable. Il est urgent pourtant d'en formuler au moins l'hypothèse et d'en interroger la validité : le premier agent de l'insécurité, de la xénophobie et de la violence est devenu aujourd'hui notre gouvernement, leur principal producteur notre Etat, leur premier responsable notre président. »

Il ajoute aussi : « On ne lira pas dans les quelques réflexions qui suivent un déni d'insécurité. Le problème social, politique, économique est bien là. Il est même criant, toujours en attente de véritables solutions malgré la vingtaine de lois relatives à la sécurité promulguées depuis 2002 sous la responsabilité directe de notre actuel président et dont on est en droit de douter de l'efficacité. Mais les cris de souffrance dans les quartiers difficiles sont aujourd'hui inaudibles, masqués par la doxa sécuritaire et xénophobe que véhiculent des médias dont la pratique quotidienne est de relayer la peur, la bêtise et la haine distillées par l'Etat et sa machine sécuritaire. »

Du débat sur l’identité nationale aux déclarations de Grenoble, Pascal Maillard démonte un système de pensée qui s’est mis en place de manière, finalement, extrêmement cohérente, servi par une rhétorique guerrière et violente sur l’insécurité. Pascal Maillard remonte d’ailleurs bien plus loin, à 2002 ou 2003, pour montrer comment ces idéologies ont été portées par différents discours depuis bien plus loin qu’on ne le pense.
La suite ici.  

Pour aller plus loin (cela demande un effort de lecture, mais que de masques à faire tomber, que de discours, d’imaginaires et d’idéologies cela permet-il de démonter !):
l’enquête « L’Europe au miroir des Roms » repris sur le site du collectif Les mots sont importants.
Isabelle S.


Photographie 1 : Dominique Secher, « Romanès »
Photographie 2 : Bruno Amsellen, Départ pour la France de Tarzan Covaci depuis le village de sa femme Crijma / Carasau, Roumanie, novembre 2009.
Pour voir les photographies de B.Amsellen : "Voyages pendulaires. Des Roms au coeur de l’Europe", à Lyon au Centre d’Histoire de la Résistance et de la déportation (17 juin-24 septembre 2010)

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2 commentaires:

  1. navarranaq says

    etes-vous atopiak qui vient de me laisser un message sur navaraanaq ? je viens de lire cet article et oui nousavons en commun ! Belle découverte. Je rêve d'aller à Montréal depuis des années (j'ai été à vancouver)... Montréal.... youp' bien à vous, marie.


    Atopiak says

    Oui, c'est bien moi! Merci pour le retour de commentaire. Et oui, il faut aller à Montréal: c'est une ville pleine de possibles, où la poésie se cache parfois dans les endroits les plus inattendus...même si la ville ne se révèle pas aussi immédiatement séduisante que les villes européennes.
    Mais je n'y suis plus, et de retour en France (d'où cet article!). Au plaisir de se relire!


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