Petite note sur le temps présent (2) La littérature, pourquoi faire ?

P. Skira, Bibliothèque en trompe l'oeil, 1992-95
La littérature, pour quoi faire ? Et, question subsidiaire : pourquoi l’enseigner ? Il me semble que, de plus en plus, il devient impossible de faire l’économie de cette question sans être totalement imperméable aux rumeurs du monde. Il est devenu impossible d’ignorer que l’importance des sciences humaines en général, et de la littérature en particulier est remise en question.Les humanités n’apparaissent plus comme un moyen de former l’esprit, et l’on ne saisit plus leur pertinence et leur place tant dans la société que dans nos existences. On s’interroge sur leur utilité et leur fonction, on se demande même, sans doute, dans quelle mesure la littérature en particulier, et les sciences humaines en général, ne sont pas devenues des passe-temps pour étudiants en mal d’avenir voire des loisirs, des « hobbies » pour se distraire du monde, au sens où l’entendait Pascal. La rentrée littéraire toute proche, où paraîtront quelque 701 nouveaux livres, ne démentira pas cette dimension événementielle et divertissante de la littérature qui comporte à présent ses auteurs à succès, pour le plus grand plaisir des lecteurs – mais aussi du commerce.


Mais ce n’est pas de cette littérature-là, une littérature réduite à son rôle de divertissement, que je souhaite parler. Kafka disait que le rôle d’un livre était d’être la hache qui brise la mer gelée en nous, Henri Miller estimait que les livres devaient servir à nous faire boire à la vie avec encore plus d’avidité. Italo Calvino écrivait, dans ses Leçons Américaines : « Si j’ai confiance en l’avenir de la littérature, c’est parce qu’il y a des choses, je le sais, que seule la littérature peut m’offrir par ses moyens propres. » C’est de ce côté-là que je souhaite prospecter aujourd’hui.
Poser la question du rôle et de la place de la littérature aujourd’hui, non comme simple objet de consommation, mais comme véritable expérience – car, idéalement, la rencontre avec une œuvre, que ce soit un livre, un tableau, une musique, doit être une expérience en soi – me paraît urgent et essentiel.


C’est aussi ce qu’estime Antoine Compagnon et c’est ce qui guide sa leçon inaugurale au Collège de France en 2006. Dans ce petit essai édité chez Fayard, on trouve nombre de pistes intéressantes pour tenter de répondre à cette question. Antoine Compagnon prend acte des changements qui ont eu lieu ces dernières décennies, et du renversement des valeurs qui s’y est produit : si Calvino ne doutait pas de ce que la littérature pouvait lui offrir, c’est aujourd’hui bien différent. Antoine Compagnon rappelle avec lucidité comment « le lieu de la littérature s’est amenuisé dans notre société depuis une génération », d’abord à l’école, avec la place croissante prise par les textes documentaires, puis dans la presse, avec l’étiolement des pages littéraires, puis dans notre temps quotidien, qui ne laisse souvent plus la place pour la lecture littéraire, au regard de la l'importance de plus en plus grande prise par les nouvelles technologies. C’est sans doute, de manière générale, toute une culture humaniste qui a perdu de son lustre pour céder la place à des valeurs plus pragmatiques, dominées par le court terme et l’efficacité. Le modèle de « l’honnête homme » selon Montaigne a vécu.


Antoine Compagnon revient donc sur les différentes définitions des pouvoirs de la littérature au cours de l’histoire. Je lui emprunte donc ce rappel intéressant et dense (en le simplifiant un peu pour les besoins de la cause, et en y ajoutant de loin en loin mes commentaires) :


1. Plaire et instruire (placere et docere)

G. Doré, Le lion et le rat, 1868

La première définition est la définition classique. C’est celle qui dont on trouve la naissance chez Aristote, qui sera reprise par Horace et Quintilien, et qui s’épanouira jusqu’au classicisme français : la littérature, parce qu’elle représente le monde (par un procédé de mimesis, de fiction) plaît et instruit, elle possède donc un pouvoir moral. C’est cette idée qui guide, par exemple, les fables de La Fontaine : « En ces sortes de feintes [les fables, les contes] il faut instruire et plaire », écrit-il. On en trouve également un bel exemple dans la préface de Manon Lescaut, de Prévost : « c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l’instruire en l’amusant ».
En gros, la littérature a le pouvoir de nous rendre meilleur, au sens moral du terme, en nous présentant des fictions exemplaires, qui sont aussi sources de plaisir.


2. La littérature comme remède (pharmakon)
 
Antoine Wiertz, La liseuse, 1853
La deuxième définition est apparue au siècle des Lumières et est approfondie par le romantisme. La littérature est, conformément à la démarche des philosophes du 18e siècle, ce qui libère l’individu de son asservissement aux autorités, qu’elles soient politiques ou religieuses. « La littérature, instrument de justice et de tolérance, et la lecture, expérience de l’autonomie, contribuent à la liberté et à la responsabilité de l’individu, toutes valeurs des Lumières qui présidèrent à la fondation de l’école républicaine […] ». La littérature romantique se voulait aussi une manière de restaurer une forme d’unité, celle des identités, des communautés et des savoirs, à un moment où l’individualisme croissant et la révolution industrielle fragmentaient les vies et les expériences.
Les Grecs utilisaient le terme de pharmakon pour désigner le remède, mais aussi le mal ou le poison, ce qui explique que, dans Madame Bovary de Flaubert, la littérature puisse aussi être ce qui rend malade : « si la littérature affranchit de la religion, elle devient elle-même un opium, c'est-à-dire une religion de substitution ». 


3. Réparer la langue : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » 
                 
Henri Michaux, Encre, 1960
« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme l’écrit Mallarmé dans « Le tombeau d’Edgard Poe » : la littérature en général, et la poésie en particulier cherchent à présent à se défaire du langage commun, du langage utilisé par tous, et à trouver un langage qui leur soit propre. Ainsi, selon cette définition de la littérature, il s’agit de dépasser le langage ordinaire afin de rendre visible et tangible l’invisible qui existe en nous et dans le monde. On pourrait donc dire que la littérature est vue comme un moyen de connaissance, au même titre que la philosophie.
Voilà ce qu’en dit Bergson : « Au fur et à mesure que [le poète et le romancier] nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, et qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révèlera. » C’est là l’entreprise de Proust avec la Recherche du temps perdu, qui tente de dire avec les moyens de la littérature l’expérience volatile du temps et de la mémoire, ce que la philosophie a toujours eu du mal à cerner.
Et, comme la littérature cherche ainsi à se dégager du langage de tous, elle s’émancipe, en quelque sorte, des constructions sociales, religieuses ou politiques qui sous-tendent les autres discours : ceci explique que Roland Barthes la voit comme un espace qui permet d’entendre « la langue hors-pouvoir ».
Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers, 1975
4. Après, ça se complique, et on entre dans un régime d’incertitude. Après l’horreur d’Auschwitz, Theodor Adorno puis Maurice Blanchot vont contester la possibilité même de la poésie ou du récit. Pour dire l’inimaginable et l’irreprésentable de la barbarie humaine, les mots semblent en effet manquer. Et c’est aussi la culture toute entière qui est remise en question, car elle n’a pas empêché la barbarie. (C’est la réflexion menée par Georges Steiner dans ses essais, et en particulier dans Le château de Barbe-Bleue).
Je me demande pour ma part si cette étape n’est pas cruciale pour comprendre le retournement de valeurs qui s’est opéré après la deuxième guerre mondiale. L’Europe s’était tout entière bâtie sur des valeurs humanistes et sur la culture ; soudain, on se rendait compte que cette même culture n’était pas ni un gage d’éthique, ni un moyen d’éviter la barbarie. C’est la question qui traverse, d’ailleurs, le Docteur Faustus de Thomas Mann, explorant la décadence de la culture et de l’intellect allemands lors de la montée du nazisme, ou encore le beau roman d’Alejo Carpentier, Le Partage des eaux, qui est véritablement une réflexion sur le rôle et le pouvoir de l’artiste et de l’art dans la société après les deux guerres et leurs atrocités. C’est aussi un point de vue intéressant, mi sud-américain mi européen, sur les désenchantements vécus par la vieille Europe.


Alors que la religion n’était plus source de vérité et qu’on s’apercevait que la culture – et donc, la littérature –  ne sauvait pas l’homme de la barbarie, il ne m’apparaît pas comme si étonnant de constater une évolution vers le règne de l’économique et du marché, apparaissant alors, au départ, comme l’unique moyen d’échange entre les pays et comme une valeur sûre. D’ailleurs, l’idée d’Europe, si elle est d’abord une idée littéraire, s’est ensuite concrétisée via un traité économique avec la mise en place de le communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951.

Bref, nous voici arrivée à notre époque. Et nous voici revenus à notre point de départ. Car il ne vous a sans doute pas échappé que je n’ai toujours pas répondu à la question : pourquoi la littérature ? Antoine Compagnon cite encore Italo Calvino, qui n’est pas, à ce titre, de mauvaise compagnie. Qu’on l’écoute plutôt :


« Les choses que la littérature peut rechercher à enseigner sont peu nombreuses mais irremplaçables : la façon dont regarder le prochain et soi-même […], d’attribuer de la valeur à des choses petites ou grandes, […] de trouver les proportions de la vie, et la place de l’amour en elle, et sa force et son rythme, et la place de la mort, la façon d’y penser et de ne pas y penser » et d’autres choses, ajoute-t-il,  « nécessaires et difficiles », comme « la dureté, la pitié, la tristesse, l’ironie, l’humour. » (Défi aux labyrinthes, t.I, Seuil, 2003, p.30)

Labyrinthe, cathédrale de Chartres
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je souhaitais laisser la parole à un poète, pour terminer sans toutefois épuiser le sujet. Il s’agit de Christian Prigent, poète contemporain à l’œuvre singulière, héritier de Rabelais pour sa faculté à jouer du langage. Il a écrit un tout petit essai qu’il faut lire de toute urgence : A quoi bon encore des poètes ? C’est la question qu’avait posée Hölderlin (A quoi bon des poètes dans un temps de détresse ?) vers la fin des années 1800, et qui n’en finit pas de revenir.
Christian Prigent prend le risque de répondre à cette question avec beaucoup de lucidité. Il fait d’abord le constat que notre monde est en « manque de sens », en « demande de sens » : on recherche ainsi « les assurances de la science positive », on se voue tantôt aux « discours magico-religieux », ou on apporte encore la réponse de « la crispation nationaliste » et de la xénophobie face aux angoisses de l’époque. En gros, chacun est en quête d’une réponse, et on demande à la littérature de répondre à cette demande :
« Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, les livres sont sommés de nous rassurer sur le monde, c'est-à-dire de le remplir de significations immédiatement consommables. »
Or, la poésie résiste. Elle résiste à la lisibilité parfois, à la demande de sens, elle n’apporte aucune réponse, elle ne guérit pas du vertige, elle nous apprend que le langage ne peut être réduit à la seule communication : la littérature ne rend pas le monde lisible. Et c’est peut-être pour cela, pour préserver un certain art du doute, qu’elle est nécessaire.

Mais je m’aperçois que ma note est bien trop longue. Je terminerai donc à renvoyant à un lumineux texte, le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité écrit par Edouard Glissant et d’autres écrivains antillais, suite au mouvement social qui eut lieu en Guadeloupe et en Martinique en 2009 : c’est ce que j’ai lu de plus stimulant ces dernières années, et voilà un texte qui réhabilite magnifiquement le poétique.
Dès lors, derrière le prosaïque du " pouvoir d'achat " ou du "panier de la ménagère ", se profile l'essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n'ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.
Tiens, aurait-on besoin de réenchanter le monde ?
Isabelle S.

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1 commentaires:

  1. Anonyme says

    +1
    J'ai beaucoup aimé cette petite note:)

    non ce n'est trop long. Pas du tout.

    Changeons internet, tout n'est que survol, c'est comme si la machine nous imposait un temps. Prenons le temps, n'ayons pas peur de remplir le vide de mots.

    Apparté: c'est étrange on nous parle de savoir, parfois même de savoir TOUT grace à internet alors qu'en réalité les travaux sont bien rarement partagés et dans des domaines bien précis. Il faut toujours aller acheter le savoir dans les 'magasins'...

    Besoin de réenchanter le monde? Pour ma part je n'ai pas l'impression que le monde a besoin de nous animaux parmis d'autres. Le monde nous est extérieur. Il suit son cours. Réenchanter l'Humain, nous même, notre VISION du monde? certainement...

    alainsb


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