Mémoire collective, mémoires industrielles et urbaines

La semaine dernière, j’ai assisté à une table-ronde qui faisait suite à un colloque organisé par le CELAT (Centre d’Études sur la Littérature, les Arts et la Tradition) portant sur le devenir du patrimoine dans l’espace public actuel.


Le sujet m'a interpellé, car il fait partie de mes préoccupations, comme vous avez pu le deviner en lisant ma dernière note. Le propos était intéressant même s’il ne s’agissait pas vraiment  d’une table ronde, à vrai dire, puisque les interventions se sont succédées pour terminer sur celle de Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal et membre de l’ICOMOS, ce comité consultatif qui propose à l’Unesco, en vertu de certains critères, de classer – ou pas – certains sites au patrimoine mondial.

Je ne reviendrais pas dans le détail sur les interventions et je peux juste noter que je regrette souvent, pour ce type de manifestations interdisciplinaires, que davantage de personnes non-spécialistes n’y assistent. Il serait heureux que les idées circulent entre universitaires, acteurs de terrain et citoyens, malheureusement nous ne parlons pas toujours tous le même langage.
Là, l’enjeu était vraiment intéressant car il touchait aux liens entre le patrimoine urbain, essentiellement, et le vivre-ensemble. Autrement dit : comment notre définition du patrimoine, comment la préservation de tel ou tel patrimoine peuvent favoriser – ou non – la cohésion sociale, le sentiment de communauté (ce fameux sentiment que j’évoquais dans ma note sur les élections, et qui me semble faire tant défaut aujourd’hui). 

André Chastel, historien de l’art, écrivait que « le patrimoine se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose un sacrifice », signifiant par là même que la définition d’un patrimoine suppose un choix et que tout ne peut être gardé. Comme on le voit dans une nouvelle de l’auteur argentin Jorge Luis Borges, Funès ou la mémoire, dont le personnage principal, Irénée Funès, possède une mémoire sans limite et est incapable d’oubli, le trop-plein de mémoire est bien lourd à porter : « J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde. Mes rêves sont comme votre veille. Ma mémoire, Monsieur, est comme un tas d’ordures.», dit Funès. Son esprit est saturé et lesté par le poids de ses propres souvenirs et, de la même manière, tout vouloir préserver aboutirait à saturer notre espace commun et à priver de leur valeur les lieux et les objets du passé à préserver. En fait, on en revient à ce que disait Paul Ricœur par rapport à l’Histoire et à la mémoire collective, à savoir la nécessité d’une « juste mémoire »  dans un juste équilibre entre le souvenir et l’oubli. 

Une petite parenthèse

(C’est un peu le problème d’Internet, d’ailleurs : une forme d’hypermnésie et une production d’archives démesurée, sans aucune forme de hiérarchie. Interrogée sur la manière dont Internet change nos manières de penser , Neri Oxman, architecte et chercheuse au MIT, parle du Web comme une « hypermnésie humaine », une « anthologie inépuisable de toutes les choses enregistrées ». Voir aussi, sur ce sujet et sur le mode prospectif, cet article d’Anticipédia, l’encyclopédie du futur, « J’ai oublié de ne pas me souvenir ».)

Le patrimoine industriel, reflet de la mémoire ouvrière

Dans mon dernier billet, j’évoquais le cas d’une église réduite à sa façade et, par extension, des ruines, objets de méditation, voire de fascination pour un écrivain comme Chateaubriand ou de nombreux peintres, et notamment de Hubert Robert. Si certains lieux à l’état de ruines apparaissent comme des lieux dignes d’appartenir à un patrimoine commun – le Parthénon à Athènes, le Colisée à Rome, les ruines de Pétra en Jordanie – d’autres ont une importance et une place moindres, pour des raisons tantôt esthétiques, tantôt historiques, tantôt politiques et il n’est donc pas question de les préserver. Pendant longtemps, cela a été le cas du patrimoine industriel qui, loin de la grandeur et de la beauté antique, évoquait davantage les histoires humaines du 20e siècle si indissolublement liées à la révolution industrielle et à la réorganisation ainsi qu’à la massification du travail.

J’ai l’impression que ces anciennes manufactures, ces anciens lieux ouvriers qui bruissaient et cliquetaient jadis du vrombissement des machines nous apparaissent parfois davantage comme des décombres que comme des ruines. C’est comme si, dans ces bâtiments, manquait en effet la dimension de grandeur et de transcendance qu’on attribue aux ruines antiques. Cela est sans doute dû à leur fonction – ce sont, avant tout, des lieux de travail, et parfois même de travail dans la souffrance. Une fonction, en somme, tournée vers l’utilitaire, vers la production, soit vers une activité humaine dont l’aspect concret semble bien étranger à la grandeur et /ou à la spiritualité de temples en ruine, ou à l’intérêt historique de sites archéologique. On est là dans un monde de poussière, de gravas et de briques. Ceci dit, il me faut préciser, pour être tout à fait exacte, que ces lieux ont fait l’objet d’un regain d’intérêt ces dernières années et sont à présent et pour certains d’entre eux, considéré comme patrimoine (on parle même de patrimoine industriel). On peut en voir de beaux exemples à Mulhouse, avec une ancienne fonderie de la SACM transformée en université et en centre d'art, et dans la Drôme, avec une usine, devenue pôle d’excellence de l’image animée .

Chaque fois, je ne peux d’ailleurs m’empêcher de penser à ce magnifique film de Tarkovski, Stalker, et à son monde post-apocalyptique, où des hommes en quête d’eux-mêmes errent dans la Zone, territoire étrange où l’on traverse les décombres de friches industrielles, comme autant de signes des catastrophes de l’histoire. Ou encore, à l’univers de l’écrivain Antoine Volodine, avec ses friches et ses ruines urbaines. 

Take me back to Griffintown

C’est peut-être pour ces raisons que le quartier de Griffintown, à Montréal, m’a immédiatement touché. Les manufactures y ont pullulé, signe des mutations effrénées du travail dues à la révolution industrielle. En fait, c’est en raison de cette industrialisation, au cours du 19e siècle, que les maisons y sont devenues plus abordables et les émigrés irlandais s’y sont installés en masse, main d’œuvre bon marché nourrissant alors la grande machine progrès. C’était l’Irlande au cœur même de Montréal. Lorsqu’on sait que 40 % des Québécois ont sans doute un ancêtre irlandais, on se dit que Griffintown est véritablement le cœur caché de Montréal, un lieu emblématique de ses origines et de son passé ouvrier.
Malheureusement, le quartier n’a guère été épargné par l’histoire et surtout par des politiques urbaines anarchiques : tout (ou presque) a été rasé à l’époque du maire Jean Drapeau : à partir des années 60, le district est déclaré zone industrielle, la construction de l’autoroute Bonaventure le scinde en deux et détruit une bonne partie des habitations, y compris le secteur de Goose Village – sorte d’Ellis Island montréalaise, lieu où étaient mis en quarantaine les émigrés irlandais à leur arrivée. L’écrivain Julien Gracq écrivait, en détournant des vers de Baudelaire : « La forme d’une ville, on le sait, change plus vite que le cœur d’un mortel ». On pourrait y ajouter que les hommes ont parfois la mémoire courte et que le passé a vite fait d’être enfoui sous les dalles de béton. Cette mémoire-là est sans prestige et souvent muette, faite des labeurs successifs d’hommes de rien, mêlés aux promesses qu’apportait avec lui le monde nouveau et le progrès. Des histoires d’émigration, à hauteur d’homme. 

Il reste cependant quelques trésors à Griffintown, témoins du passé industriel du quartier, comme autant de signes d’une mémoire industrielle et ouvrière : la Fonderie Darling,  magnifiquement rénovée en centre d’art, la New City Gas, bâtiment monumental investi par les artistes, et le Horse Palace, témoin d’un temps révolu où l’on se déplaçait à cheval, abritant encore des chevaux de calèches et appartenant à Leo Léonard qui est, dit-on, le dernier irlandais de ce quartier si malmené.  Il est vrai que, à présent, il faut être sensible aux traces mémorielles pour percevoir la poésie cachée de Griffintown. Certains en font même des récits, faisant revivre le fantôme de Mary Griffin qui a donné son nom au quartier. Une réalisatrice, Nadine Gomez, prépare un film sur le Horse Palace  et sur ceux qui y vivent, mi-documentaire mi-conte urbain qui nous rappelle la fragilité de la mémoire et rend hommage à ceux qui incarnent encore – mais pour combien de temps encore ? – l’âme de ce quartier. 

Bref, tout cela nous rappelle l’importance de la révolution industrielle dans la construction de notre époque avide de vitesse et ivre de nouveautés, prête à commémorer parfois excessivement certains pans de l’histoire et si amnésique sur d’autres. J’ai découvert il y a peu de temps ce Web-documentaire passionnant, Good Bye Lenine, la rouille en plus, réalisé par Emmanuel Leclere et Jean-François Fernandez. Ces deux journalistes ont parcouru 11 000 km en camping-car, allant à la rencontre des lieux industriels dans dix villes d’Europe de l’Est, et surtout à la recherche d’une mémoire sociale et ouvrière, à travers les témoignages d’hommes et de femmes qui ont vécu ou travaillé près de ces usines ou bâtiments publics aujourd’hui à l’abandon. 










Une petite sélection autour de la mémoire et de l’image



- Pour explorer la mémoire de Montréal  des années 50 et 60 à travers de nombreuses images d’archives, vous pouvez visionner ce beau documentaire de Luc Bourdon, La mémoire des Anges, sur le site de l’ONF. 

- Un pilote de ligne fait des photographies, lors de ses escales, des friches et des lieux industriels abandonnés. Anciens hôpitaux psychiatriques, usines en ruine, friches en tout genre dessinent une cartographie étrange et inquiétante, façon hantises et catastrophes. 

- Pour explorer les liens entre mémoire et image, entre le texte et la photographie et plonger dans la mémoire collective européenne à hauteur d’homme, rien ne valent les beaux textes, mi-romans mi-essais, de Winfried Georg Sebald. On pourra lire, pour commencer, Austerlitz ou Les Émigrants. Pour aller un peu loin, une analyse intéressante ici.
Isabelle S. 
Images:
1. Brasserie Dow, quartier Griffintown, Montréal
2. Carreau Rodolphe, mines de potasse, Ungersheim (Alsace, France)
3. Image extraite du film Stalker, d'Andrei Tarkovski
4. New City Gas, quartier Griffintown, Montréal
5. Horse Palace, quartier Griffintown, Montréal

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