La censure et le Web 2.0




Cet article n’a pas pour but de présenter une critique ou une analyse exhaustive d’une situation, mais bien plus de faire part de certaines réflexions récentes et soulever un certain nombre de questions.

Mercredi 10 février, le directeur de l’école des Beaux Arts de Paris, décide de faire décrocher l’œuvre d’une artiste chinoise en résidence à l’école, sous prétexte que celle-ci revêtait un caractère plus politique qu’artistique et que son auteur souhaitait "par la présentation sur la voie publique, utiliser spectaculairement comme médiation de son message un bâtiment de l'état voué à l'enseignement". L’œuvre en question est constituée de deux calicots portant les inscriptions recto/verso « travailler » « moins » « gagner » « plus », reprenant un des slogans de campagne de Nicolas Sarkozy. Rue 89 et Le Monde dévoilent l’affaire au grand jour et « la communauté Internet » diffuse l’information et s’empare de la polémique pour dénoncer une attitude répressive et un certain penchant des institutions françaises pour la censure (le directeur de l’école révélera à mots couverts que sa décision était en partie motivée par la proximité des négociations de demandes de subventions auprès du ministère de l’Education, source : Rue89).

Samedi 13 février le ministre de la Culture, Frédéric Mitterand, ordonne au directeur de l’école de replacer l’œuvre en question. Ceci alors que le cabinet ministériel estimait, dans un entretien la veille avec les journalistes de Rue89, qu’il s’agissait d’un « problème entre l'artiste et l'école, le ministre laisse l'école gérer ».
Il ne s’agit pas ici de réaffirmer ce que d’autres ont d’ores et déjà très bien dit (l’acte est inacceptable, la justification du directeur sans fondement), nous pourrions toutefois y ajouter que les différents commentaires lus à la suite de ces articles revenaient souvent sur la qualité de l’œuvre et son bien-fondé, commentaires qui, je crois, ont été autorisés par les justifications de Henry Claude Cousseau qui, dans un communiqué, précisait que l’artiste en question n’était qu’une étudiante et formulait (voir plus haut) une étrange séparation entre l'artistique et le politique.
Ce qui attise bien plus mon intérêt ici, c’est le sens et les raisons de cet étonnant volte-face ou, plus précisément, ce que ce volte-face nous dit.

Tout d’abord la direction que prend ce « retour en arrière ». Il n’a pas échappé à certains (!) que cette affaire constituait un excellent coup de pub - un « buzz »- pour l’artiste et pour l’exposition (sans doute moins pour l’école). Effectivement, si Cousseau trouve regrettable de voir une artiste se servir de la façade d’un bâtiment public pour médiatiser son propos, la décision de la censurer aura pour résultat une médiatisation qui dépasse les limites géographiques de son école. A la question : est-ce voulu ? Je suis certain du contraire : se servir de la censure comme stratégie de communication marketing serait autrement plus inquiétant, en particulier venant d’une institution publique. A la question : les gens vont-ils venir voir l’exposition ? Même si l’on peut être tenté de dire que le buzz attise la curiosité – curiosité qui elle-même conduit à une plus grande fréquentation – je pense que la possibilité de voir l’œuvre sans entrer à l’intérieur du bâtiment n’amènera pas les simples curieux à y pénétrer. Reste que l’énorme médiatisation de l’affaire augmentera nécessairement le nombre de visiteurs, mais sans doute pas comme pourrait le faire un buzz visant à promouvoir l’exposition.
La deuxième chose qui me préoccupe est bien plus politique. Pourquoi Fréderic Mitterand a réagi aussi vivement ? Qu’un ministre endosse le rôle de pourfendeur des mauvaises conduites et se place comme seul garant de la bonne morale n’est pas nouveau en « Sarkozie », c’est même un attribut sensible de la stratégie de communication du gouvernement (toutefois généralement réservé au président). Untel annonce une mesure drastique ou tient des propos « trop marqués » ; le représentant du gouvernement, poussé par une opinion publique majoritairement défavorable et relayée par l’ensemble des médias, vient alors, comme un chevalier de l’ordre républicain, pour contredire le manant et rétablir la bonne morale de la république française – Frédéric Mitterrand a sans doute trouver ici un excellent prétexte pour redorer son blason entaché de mesures fumeuses et d’accusations personnelles répétées.
Ici c’est plutôt le contexte qui change, et la manière dont cela se déroule.

Je m’explique : l’affaire a été révélée par Rue89 puis relayée par l’ensemble des médias, mais en premier lieu ceux présents sur Internet et par les Internautes eux-mêmes (59410 visites pour l’article de Rue89, 4080 membres du groupe FB Contre la censure politique à l'École des Beaux-Arts de Paris, le nombre total d’articles est impressionnant). Ce n’est pas nouveau, j’en conviens, d’autres buzz du Net ont marqué les esprits et influencé certaines décisions politiques, mais il me paraissait important de le replacer dans le contexte d’Internet, et plus particulièrement celui de ces dernières semaines. Petit rappel de quelques événements récents : vote de la loi Loppsi à l’assemblée, septième réunion de l’Acta (loi anti contrefaçon, Internet ne cesse de produire des articles à ce sujet), lancement de Buzz le réseau social de Google (qui, au passage, oublie le principe de confidentialité et de vie privée), bataille médiatique entre la Chine, Google et les Etats-Unis.

Pourquoi rapprocher cet événement de l’actualité d’Internet ? Parce que tout ceci est en lien avec la notion de contrôle. Que l’on se place du point de vue du directeur de l’école des Beaux- Arts effaçant le regard de l’œuvre de Ko Siu Lan pour ne pas perdre le contrôle des négociations de subventions avec le ministère, du point de vue des Internautes (professionnels ou pas) qui forcent un ministre à agir rapidement, ou encore de l’Acta et Loppsi qui cherchent à redéfinir des frontières perdues et décider de ce qui peut ou non entrer dans la sphère publique, tout est affaire de contrôle.
Le titre de cet article est La censure et le web 2.0, à vrai dire il aurait dû être : La censure et le Web 3.0 ? Parce que, loin d’être un simple espace du mélange entre réalité et virtuel promis par toutes les agences de communications et de marketing des nouveaux médias, le Web du futur semble plutôt s’orienter vers un réseau où s’exerce un retour de l’exercice du pouvoir et du contrôle.
Ce qui marque la notion de « Web 2.0 », c’est la possibilité d’intervenir, d’interagir avec le contenu du média (Chris Anderson et Marc Le Glatin l’ont, chacun à leur manière, très bien expliqué). Le spectateur/lecteur est libre de produire, diffuser et partager du contenu au moyen de multiples interfaces (sites web, fenêtres de commentaires, applications etc.) et devient, de fait, acteur. Le produit de l’opinion de chacun se trouve ainsi dans le même espace d’apparition que celui de l’information « traditionnelle » (produit des journalistes, critiques, créateurs, diffuseurs etc.). Cette liberté d’action et d’interaction pose problème, puisque l’appareil de contrôle (moral, médiatique et financier) se trouve écarté, éludé. Ceci amène donc les producteurs, diffuseurs et, avec eux, les acteurs d’une gouvernance politique, à repenser la manière et les moyens d’interagir afin de réintroduire cet appareil de contrôle. Hadopi, Loppsi, l’Acta, sont ainsi autant de tentatives de réglementer un outil qui ne l’est plus.
Au vu de ces différentes tentatives nous pouvons considérer que la « toute puissance des petits » et la possibilité pour chacun d’exprimer son « désir » et ses opinions (en image, écriture et son) amenées par le Web 2.0, ne disparaîtront pas, mais elles devront être contenu dans un espace délimité par des frontières – L’Acta traite, d’ailleurs, tout autant des frontières numériques que physiques. Ces frontières apparaissent dans l’espace d’Internet de manière insidieuse. Il ne s’agit pas de bloquer mais de filtrer, il ne s’agit pas d’empêcher l’expression du plus grand nombre, mais de la conduire. Ainsi Internet deviendrait une sorte de méta-panopticon allant par delà le regard absolu sur les agissements et les manières de pensée, en déterminant au préalable le sens (ou l’absence de sens) que ceux-ci doivent avoir. Libre à chacun de s’exprimer, dans l’espace qui est prévu à cet effet. Cet espace-là, je le vois comme un espace de consensus, un espace qui « comprend » – au sens propre du terme – la divergence, qui saisit l’altérité pour la faire sienne et finit par la nier.
« Faites ce que vous voulez, exprimez-vous et jouissez pleinement, tout est bon tant que cela reste contenu dans les limites du consensus ». L’en-dehors de ce consensus n’est plus permis, il est filtré.
Pour revenir enfin à l’objet de cet article, voici ce qui peut être dit : la censure est inacceptable; le gouvernement, par l’action de son ministre de la culture, l’a rappelé, mais jamais la question de ce qui a pu permettre à un directeur d’une institution artistique telle que l’école des Beaux-Arts de Paris n’a été soulevée, jamais le sens d’une telle censure n’a réellement été présenté.

Sa simple dénonciation a balayé la question du sens d’un tel geste et de sa possibilité d’existence. La rapidité d’apparition et d’extinction d’un buzz mène à son oubli, la pensée qui s’articule autour d’Internet et de son contrôle est de même nature. Le processus critique ne s’établit jamais réellement, tout est dit, immédiatement contredit mais la question du sens n’est jamais vraiment posée. Internet, quoi qu’on en dise, devient en ce sens une formidable machine d’oubli.


Thomas W.


Photo:
Ko Siu Lan

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1 commentaires:

  1. Anonyme says

    Web 2.0 ou minitel 2.0

    Je ne suis pas vraiment d'accord Pour la "machine d'oubli" que représente internet. Internet n oublie rien, ce sont les diffuseurs qui empêchent la diffusion (en général à la demande d'un gouvernement- donc des citoyens en démocratie?) . C'est juste de la censure comme vous le dites.
    Je vous invite à regarder conférence ci dessous, elle est vraiment instructive sur ce qu'est internet. 1h ok c'est p être long à l'époque d'internet mais cela en vaut la peine.

    http://video.google.com/videoplay?docid=169589780372642064#

    Sinon pour l'oubli, n ne peut pas savoir c qui est sur que disque dur ou cd combien de fois multiplié ou non. Internet n'est qu'un outil, autant dire que les livres oublient. L'homme oublie oui.
    Mais je vous rejoins sur une autre forme d'oubli, plus technique. Pourrons nous encore lire nos .pdf (adobe reader 123 lira t'il notre bête version actuelle? - tous ces brevets ou chaque "innovation" est suceptible de nous obliger à nous "mettre à jour")que seront nos .doc dans 50 ans 100 ans? Qu'elle est réellement la durée de vie, d'utilisation d'un cd, dvd, dique dur, d'une clé usb? (en passant usb2.0 bientôt usb3)
    Bien des livres ont brûlés, avant même l'imprimerie je vous l'accorde. Mais il s'agit d'autre chose. Si dans le grenier de ma grd mère je trouve un livre je peux le lire directement sans difficulté. Maintenant si dans le grenier de ma grd mère je trouve une vieille cassette magnétique (pour amstrad pour les plus vieux), ou une disquette d'un format qui n'est plus produit la difficulté est telle que j'abandonnerai la lecture du chef d'oeuvre de ma grd mère...
    Imaginez les correspondances de Flaubert par i-mails et imaginez qu'un vilain virus ait tout effacé...
    Peut être suis je hors sujet, ça s'rait pas la 1e fois. :)

    Dernier truc interessant, juste pour info...
    http://www.rsf.org/Comment-blogger-de-maniere-anonyme.html


    Citation:
    L'ensemble de ce qui compte ne peut pas être compté, et l'ensemble de ce qui peut être compté ne compte pas.
    -+- Albert Einstein -+-


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