Et si l’on parlait d’identité européenne ? Une certaine idée de l’Europe


À l’heure où la France débat sur la question de l’identité nationale – débat difficile, voire glissant, dans lequel on n’en finira pas, me semble-t-il, de dangereusement s’empêtrer – je propose plutôt d’évoquer l’identité européenne et, surtout, la possible définition d’une culture européenne commune. Et, pour ce faire, rien de mieux qu’un petit opus de George Steiner, intitulé Une certaine idée de l’Europe (Acte Sud).

George Steiner est pour moi un des représentants par excellence d’un esprit européen cosmopolite, celui qui animait Stefan Zweig ou, plus loin dans le temps, Montaigne ; maîtrisant cinq langues vivantes, mais aussi le latin et le grec, il a écrit nombre d’essais lumineux sur la question de la traduction, sur la littérature, sur les arts ou la philosophie du langage. Né à Paris en 1929, issu d’une famille juive viennoise, Steiner provient aussi de cette Mitteleuropa qui donna naissance à tant de penseurs, mais aussi à tant d’exils – et ce n’est sans doute pas un hasard si l’ombre de la  Shoah hante nombre de ses œuvres, et que l’un des sujets qui fait souvent retour dans sa pensée est celui des rapports entre culture et barbarie.

Une certaine idée de l’Europe est un court essai, transcription d’une conférence donnée par George Steiner en 2004 à l’Institut Nexus à Amsterdam.
Relisant ce bel essai récemment à la faveur de mon séjour nord-américain, et d’une prise de distance géographique conséquente avec la « vieille Europe », j’ai trouvé qu’il sonnait toujours aussi juste. Il est vrai que, sans doute, l’exil nous rend peut-être plus « européens » qu’on ne croit l’être, et plus conscients d’un certain esprit européen. D’une certaine idée de l’Europe, en somme…
George Steiner nous propose de définir la notion d’Europe autour de cinq points :

1. Les cafés
Pour lui, ce « lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage » est un des lieux qui définissent l’Europe. « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la “notion d’Europe” », écrit-il encore. A titre d’illustration, George Steiner évoque le Milan de Stendhal, la Venise de Casanova, le Paris de Baudelaire, la Vienne de Freud, et le fait que le café ait toujours été le lieu par excellence où prenaient place débats politiques, intellectuels et culturels. Steiner pointe aussi la différence avec, par exemple, les bars américains, avec une petite remarque qui m’a fait sourire : « Personne ne rédigerait un traité de phénoménologie à la table d’un bar américain. » (Après avoir expérimenté quelques-uns d’entre eux, il me semble pouvoir valider, pour ma part, cet exemple-ci ! )

2. Des paysages à l’échelle humaine
Fait important pour Steiner, « L’Europe a été, est encore parcouru à pied. C’est capital. La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres, des horizons accessibles à des jambes. Homme et femmes y ont tracés leurs cartes en marchant d’un hameau à l’autre, d’un village à l’autre, d’une ville à l’autre. » (Là, j’ai pensé aussi à la figure du Wanderer, du marcheur, du randonneur, si important dans l’imaginaire romantique allemand ; Goethe lui-même, grand voyageur européen, se donnait le nom de « Wanderer ». Et, effectivement, ce qui frappe lorsqu’on découvre le « nouveau monde », c’est aussi la dimension démesurée des paysages, des territoires vierges et les distances entre les villes…)
Pour George Steiner, il en découle un imaginaire différent, une pensée et une sensibilité européenne fondamentalement pédestre.

3. Une « souveraineté du souvenir », avec une mémoire et un poids de l’histoire très présents dans l’espace et, par conséquent, dans les esprits
L’Europe est aussi un territoire hanté par ses guerres, ses massacres, et ses conflits sanglants. C’est ainsi que Steiner écrit : « L’Europe est le lieu où le jardin de Goethe touche presque à Buchenwald, où la maison de Corneille est voisine de la place du marché où Jeanne d’Arc fut atrocement mise à mort. Partout, des monuments commémorent l’assassinat, individuel et collectif. Énumérés sur le marbre, les morts semblent souvent plus nombreux que les vivants. » La conséquence en est un trop-plein de mémoire : « même un enfant ploie, en Europe, sous le poids du passé. » Steiner rappelle qu’en Europe rues, places, avenues portent le nom d’hommes célèbres (hommes d’États, savants, artistes, écrivains du passé). Ce n’est nullement le cas en Amérique du Nord, à l’ « idéologie faite de soleil levant et d’avenir » et où l’on peut « laisse[r] les morts enterrer les morts », selon l’injonction néo-testamentaire. Steiner explique d’ailleurs ainsi le malaise américain à l’idée d’un monument commémorant les attaques du 11 septembre 2001.

4. Le double héritage, la double filiation d’Athènes et de Jérusalem
Etre européen pour Steiner, c’est essayer de « concilier les exigences de la cité de Socrate et celle d’Isaïe », en somme l’héritage grec antique et hébraïque. L’héritage grec, c’est l’exercice de la pensée philosophique et spéculative (dont la poésie), la musique, les mathématiques. Du côté de l’héritage hébraïque, on trouvera « le défi monothéiste », « le concept d’un Livre suprême », notre définition en tant qu’humain dépassé par une transcendance, quelque chose qui nous dépasse, une forme d’éthique faisant loi avec des commandements moraux, et aussi une conception de l’histoire comme temps tendant vers un but.

5. L’idée d’une fin des temps à venir qui marquerait l’achèvement de notre civilisation
Pour Steiner, cette « conscience de soi eschatologique » pourrait être un trait spécifique de la conscience européenne. « Longtemps après ce que les historiens ont appelé “la grande peur de l’an mille”, des prophéties annonçant la fin des temps, des numérologies s’efforçant de fixer la date ont abondé dans l’imagination populaire européenne. De telles perspectives n’étaient pas seulement le fait des gens sans instruction. Un cerveau non moindre que celui de Newton s’en préoccupait. » On retrouve, selon Steiner, ce « sens de la fin » dans certaines représentations picturales propres à l’art romantique, comme si, ajoute-t-il, « l’Europe, à la différence des autres civilisations, avait eu l’intuition qu’elle devrait un jour s’effondrer sous le poids paradoxal de ses accomplissements et des incomparables richesses et complexité de son histoire. »
Puis Georges Steiner s’interroge : où trouver, finalement, l’idée d'Europe ? Il n’y répond pas directement mais avance quelques propositions, et pose la question suivante : « Il se peut que l’avenir de l’“idée d’Europe”, si elle en a un, dépende moins des banques centrales et des subventions agricoles, des investissements dans la technologie ou des tarifs communs que nous soyons amenés à le croire. »

Je vous laisserai découvrir les quelques pistes ouvertes par Georges Steiner pour rendre plus vive l’idée d’Europe. On devinera, bien entendu, que la culture et le savoir auront la place qui devraient leur revenir, car pour Steiner « la découverte de la sagesse, la quête d’un savoir désintéressé, la création de beauté » sont plus importants pour nous définir en tant qu’hommes que la poursuite de l’argent et des biens matériels. Reconnaissant qu’on pourrait qualifier ces vœux de naïfs, Georges Steiner en rappelle cependant le caractère essentiel. La chute du communisme signa la fin d’un régime politique arbitraire et totalitaire, mais aussi – et c’est sans doute là qu’il convient d’y revenir – la fin d’une utopie et d’un rêve commun: « libéré d’une idéologie qui a fait faillite, ce rêve peut, il doit être rêvé à nouveau. C’est en Europe seulement, sans doute, que les indispensables fondements du savoir, que le sentiment de la tragique vulnérabilité de la condition humaine pourraient offrir une base. C’est chez les enfants souvent confus d’Athènes et de Jérusalem que nous pourrions revenir à la conviction qu’une “vie qui n’est pas soumise à l’examen” ne vaut pas la peine d’être vécue».

Au moment où les Sciences Humaines se sentent obligées de justifier de leur utilité, quoi de mieux que ces quelques mots de Steiner qui remettent l’exercice de la pensée à une juste place : une activité profondément humaine, non rentable, certes, mais qui permettra peut-être de nous définir en tant qu’européen là où l’Europe de la finance et de l’économie n’a pas su le faire.

Pour être encore plus européen, et sortir un peu de l'unique perspective franco-française, une excellente initiative allemande du Centre fédéral pour l’éducation politique : Eurotopics, revue de presse européenne quasi quotidienne avec une sélection d’extraits d’articles traduits issus de la presse européenne. Eurotopics permet ainsi d’être informé, dans sa langue, des débats politiques, culturels, sociaux de 28 pays (UE plus Suisse). Il est possible de s'y abonner : un bon moyen d’avoir accès aux débats et discours nationaux.

Isabelle S. 

(Illustrations: carte de l'Europe, 1863 - Van Gogh, Café de nuit, 1888, Yale University Gallery - Magritte, La mémoire, 1948 - Le grand incendie de Londres, 17e siècle, Musée de Londres)

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2 commentaires:

  1. Anonyme says

    1).
    Enfant d'Athènes et et de Jérusalem ou enfants d'athènes et de Rome? C'est si loin Jerusalem n'est ce pas autre chose? Je n'aurais pas la prétention de faire un cour d'histoire (n'ayant mm pas mon bac :p ). Mais je crois que nous sommes assez éloigné d'une Jérusalem ancestrale hypothétique, rếvée, supposée. Par contre je peux encore voir des bâtiment romains, des pavés et même jésus lui même je ne suis pas sûr qu'il ait pu survivre a 2000ans sans l'empire romain et Constantin, de pllus nous "obéissons" au droit 'romain' et non au droit juif, hebraique, et encore moins israélien.

    2).
    "Au moment où les Sciences Humaines se sentent obligées de justifier de leur utilité, quoi de mieux que ces quelques mots de Steiner qui remettent l’exercice de la pensée à une juste place : une activité profondément humaine, non rentable, certes, mais qui permettra peut-être de nous définir en tant qu’européen là où l’Europe de la finance et de l’économie n’a pas su le faire."
    Oui bon une pensée non rentable! Tu parles! Depuis le big bang je ne crois pas q'un seul humain ai déjà fait quelque chose de non rentable d'une manière ou d'une autre même si c'est juste pour la gloire, même soeur théresa, emmanuelle, claudette ou geraldine. Une action gratuite! et puis quoi encore c'est oublier le principe de plaisir qui nous dirige... Rien d'humain ne sauraiit être sans raison hmaine sans but sans consequences sans gains ou pertes. Enfin pour finir encore plus 'sévèrement'; peut on parler de pensée non rentable pour un M Steiner dont c'est le métier de réfléchir , d'enseigner, de publier, de faire des conférences.. Allons ne soyons pas si naif :)
    .

    Si j'étais dictateur j'interdirais l'emploi du mot social juxtaposé au terme science. Etude sociale est bien suffisant. Science' sert a se donner de la valeur, unecertaineforme de légitimité, rien de plus. Un leurre comme qd une secte se décrete religion :)

    Sur la fin du monde... Oui elle aura bien lieu et il n'y a pas beaucoup de différnce entre la fin d'un monde et la fin d'une vie. Ok je suis p être un peu égoiste... Après moi, plus rien...

    niala


    Anonyme says

    correction 1; pardon d'avoir publier 2x le message (si vous pouvez corriger...).
    Correction 2: un religion n'est qu'une secte qui a beaucoup de membres.
    niala


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