L'exposition des arts numériques : le cas Adobe

AMDM : Adobe Museum of Digital Média ou Adobe Marketing and Digital Museum ?




« Adobe travaille au quotidien avec de nombreux créatifs. Ils nous présentent des projets numériques extraordinaires qui mettent à profit les technologies actuelles et préfigurent l’avenir des supports numériques […] Ce sont eux qui nous ont donné l’idée d’ouvrir ce musée. Nous voulions rendre hommage à leur talent et à leur sens de l’innovation », voici comment Anne Lewnes, responsable de l'image d'Adobe et des campagnes de marketing, nous présente l’idée qui a conduit à la création d’un musée virtuel d’art numérique.


Chargement… La musique commence. Derrière le décompte du chargement restant, une image nous fait voir un morceau d’une architecture futuriste sur fond de ciel bleu.
La vidéo débute. L’architecture dont nous n’apercevions précédemment qu’un petit élément se dévoile dans toute sa hauteur. Trois tours blanches enroulées les unes autour des autres et jaillissant d’une base ovoïde, s’élèvent dans le ciel de New York. Le grand bâtiment blanc rappelle successivement trois épis de blé, une plante avec de longues tiges végétales dont la cuticule est ornementée d’une multitude d’alvéoles ouvertes, ou la représentation désormais commune de l’ADN (double hélice) – certains y verront même une référence à une imagerie publicitaire représentant la structure d’un cheveu.
La vidéo continue. New York, San Francisco, puis Venise et Tokyo, le bâtiment s’intègre (mal !) dans le paysage des grandes villes du monde (réel). On finit par entrer dans cette architecture aérée et sans portes, pour nous arrêter dans ce qui semble être le hall. Là, nous attend une méduse/webcam/œil qui sera notre guide durant la visite. Ensuite trois cartes se présentent à nous, trois menus qui nous permettent de naviguer dans l’univers du Musée.
La première nous propose une visite du bâtiment, une vidéo retraçant la genèse du projet ou de revoir la vidéo servant de préambule. La seconde nous permet de visionner une interview du curateur, le commissaire d’exposition Tom Eccles.
La dernière carte nous offre la possibilité de visiter l’exposition inaugurale consacrée à Tony Oursler, dont les œuvres ont été spécifiquement conçues par l’artiste pour l’AMDM.
Chaque choix entraînera une petite annonce de notre guide méduse/webcam/œil et… pas grand-chose au final.
Le projet

Le 6 octobre 2010, Adobe a officiellement ouvert l'AMDM, son  Musée des médias numériques créé par Piero Frescobaldi, cofondateur de unit9, une société de production numérique anglaise, et par Filippo Innocenti, fondateur de la société Spin+.
Le communiqué de presse diffusé par Adobe annonce un musée « unique en son genre […] un espace interactif ayant pour vocation de présenter et préserver des oeuvres multimédias numériques d’exception, de stimuler la créativité et l’expérimentation, et d’offrir aux experts un forum de discussion sur l’influence culturelle et sociétale des supports numériques. ». Il s’en est fallu de peu pour que la société américaine nous présente cette expérience comme étant la toute première réalisée sur Internet. L’idée est pourtant là, on peut ainsi lire plus loin : « à l’heure où Internet s’impose comme le catalyseur des initiatives sociales et culturelles, artistes et créatifs se tournent vers les supports numériques pour exprimer leur créativité. Fondé dans cet esprit, l’Adobe Museum of Digital Media présentera des programmes et des oeuvres dans des domaines aussi divers que l’art visuel, le cinéma, la performance, le design, l’architecture et les médias sociaux. ». Rien ne saurait inquiéter la firme de logiciels de création graphiques dans son discours de promotion.
Sauf que voilà, Internet et, plus généralement, les outils numériques font partie de notre quotidien depuis bien longtemps, les artistes se sont tournés vers ces « médias » depuis tout aussi longtemps et l’idée d’un musée virtuel sur Internet n’est pas vraiment neuve. Beaucoup de musées s’y sont essayé auparavant, et nombreux sont ceux qui ont abandonné l’idée après y avoir laissé des plumes, nous y reviendrons.
Adobe n’a pas jugé bon de regarder les expériences préalables, ou tout simplement n’en a absolument pas tenu compte.

Le choix des artistes

Dans une vidéo, Tom Eccles, premier commissaire d’exposition de l’AMDM, nous explique son intérêt pour le projet et le choix de l’artiste inaugurant le Musée. Son visage apparaît sur fond noir : l’effet vidéo fait référence à l’imagerie de la science-fiction, à une esthétique surannée empruntée aux films et séries des années 80 dont le trait le plus marquant se trouve sans doute dans la vidéo de présentation des créateurs du site (l’image des visages de Piero Frescobaldi, Filippo Inocenti et Ann Lewnes est altérés, striée comme celle de l’hologramme de l’empereur Palpatine dans Star Wars).
Tony Oursler est ainsi le premier artiste invité à présenter son travail dans le musée Adobe. Il a pour l’occasion conçu une série d’œuvres, un ensemble, interrogeant notre rapport aux nouveaux médias et plus spécifiquement à Internet. Bien. Seulement, Tony Oursler ne travaille pas spécifiquement le média numérique, ni même le médium Internet. Son travail, habituellement présenté dans les musées et galeries, se situe plutôt dans le domaine de l’art vidéo et nécessite un espace de monstration tridimensionnelle. Ses installations interpellent notre rapport aux images, à notre propre image, à la vidéo, mais dans une confrontation directe avec le spectateur, dans un rapport corporel. Ici le spectateur navigue (virtuellement) dans une interface visuelle limitée (souvent les éléments vidéos n’apparaissent sur fond noir que dans l’espace défini par notre fenêtre d’explorateur Internet). L’interaction se fait par « clicks » successifs avec les éléments visuels qui nous sont présentés et, parfois, une petite tête de Tom Eccles grimé à la mode Oursler, vient parasiter notre visite. On perd beaucoup du travail et de l’esthétique de Tony Oursler et on ne gagne pas vraiment en interactivité - malgré l’effort de l’utilisation de la webcam pour certaines des interactions.
Les images apparaissent encore une fois dans un style plutôt vieillot : c’est le cas ,en particulier ,de l’animation apparaissant en préambule, dans laquelle nous assistons à la création de la carte/menu (une image en négatif d’un dessin au feutre rouge sur tableau blanc) réalisée par Oursler et nous servant d’interface de navigation dans les différentes rubriques de l’exposition. Au final, rien de bien nouveau sur la manière d’observer les oeuvres d'art numérique et un site plutôt mal fait.  
Ainsi Adobe travaille avec des centaines de « créatifs », mais va choisir un artiste qui ne travaille pas vraiment avec Adobe.
La prochaine exposition mettra en scène les œuvres de Mariko Mori et le choix semble un peu plus cohérent, mais encore faudra t-il que cette dernière soit conçue autrement que comme une simple galerie d’œuvres exposés en vitrine sur Internet (ce n’est pas gagné).

Myopie numérique et confusion de termes

Nous ne prendrons pas position dans la querelle qui oppose certains artistes du numérique (et, plus spécifiquement, du Net Art) et les institutions muséales. Les nouveaux médias, Internet et les objets de l’univers numérique font partie de notre quotidien visuel, culturel et politique. La souris est un appendice de notre bras, le pointeur un avatar de notre index. Nous interagissons quotidiennement avec l’outil numérique et établissons un rapport particulier avec celui-ci. Les artistes ont intégré ce média à leur travail depuis des dizaines d’années, mais les institutions, musées et galeries n’ont que trop peu cherché à intégrer la réflexion entourant le numérique à leur processus de diffusion.
Internet et l’outil numérique ne sont pas simplement des médias, ils sont, depuis longtemps pour les artistes, des médiums, des outils de création ayant leurs spécificités propres.
La maladroite opération marketing d’Adobe pointe une problématique bien réelle : sans parler de leur conservation, les œuvres numériques ne peuvent être exposées comme des tableaux - ici les transformations de l’œuvre d’art au XXème siècle ont sans doute beaucoup aidées les institutions à comprendre la nécessité de transformer leurs dispositifs de monstration. Mai, plus encore, la transposition littérale de l’espace du musée ou de la galerie au média Internet est stérile. 
En 2000, le musée Guggenheim ouvrait un musée virtuel sur Internet pour présenter des œuvres d’art numérique. Dans une interface retro-futuriste, le spectateur internaute pouvait venir voir les travaux des artistes sans sortir de chez lui. L’expérience n’a convaincu ni le public, ni les artistes et le site est désormais fermé. Le Musée Guggenheim a compris la leçon et a récemment débuté un partenariat avec Youtube afin de présenter le travail d’artistes diffusés sur le Web. Il s’agit d’une page Youtube, sans transformation apportée à l’interface traditionnelle, où l'on ne circule pas dans de longs couloirs virtuels pour regarder les vidéos, et où celles-ci apparaissent dans leur environnement d’origine, gardant ainsi leurs spécificités (disponibles en tout temps, exportables, partageables etc.).

Nous n’aurions pas nécessairement préféré écrire un article annonçant l’arrivée d’un nouvel acteur dans le  paysage de l’art contemporain, mais force est de constater que l’AMDM ne le changera vraisemblablement pas.
L’erreur d’Adobe réside certainement dans la confusion amenée par le mot « créatifs ». Employé par Ann Lewnes dans son communiqué de presse, le terme ne fait référence à vrai dire ni à Oursler, ni à Mori. Lorsqu’elle parle de « créatifs »,  Ann Lewnes désigne en fait les graphistes, photographes et vidéastes qui travaillent dans les agences de communication et qui, chaque jour, font usage des logiciels crées par Adobe.
D’ailleurs, il eut été bien plus intéressant pour Adobe de montrer le travail de ces « créatifs »-là, de présenter le travail réalisé pour la publicité, sur Internet et dans les autres médias, et de présenter des travaux originaux, innovants, pour ainsi chercher à montrer ce que l’univers de la « com » a d’intéressant. Montrer un travail qui se démarque non seulement de la médiocrité de la publicité quotidienne, mais aussi du travail de certains artistes présentés dans les grands rendez-vous de l’art contemporain et qui, parfois, ne vaut guère mieux qu’une vulgaire publicité pour un yaourt.
Il faudrait pour cela qu’un(e) directeur (-rice) marketing puisse faire la différence entre le travail de création dans le processus marketing et celui de l’artiste, mais aussi que certains commissaires d’exposition fassent la différence entre la diffusion de l’art contemporain et le marketing des grandes galeries.
Thomas W.
Photos:
1. Image de l'interface de L'AMDM, image Adobe.
2. L'AMDM à Tokyo, image Adobe.
3. Tony Oursler, Eyes, 1996, Tony Oursler et Metro Pictures, NY
4. Image de l'interface du musée virtuel Guggenheim, image Asymptote Architecture

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1 commentaires:

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