Médée (autour de Medea, de Pascal Quignard et Carlotta Ikeda)

Médée compte parmi les mythes grecs les plus sombres, sans doute aussi transgressif que celui d'Oedipe.
Médée la magicienne, fille d'Aétès, roi de Colchide  et petite-fille d'Hélios, le Soleil, intervient dans cinq épisodes mythiques construits à des époques différentes de l'Antiquité grecque. De sang royal, mais d'origine barbare, Médée restera toujours étrangère à Corinthe. Le personnage, l'un des plus complexe de toute l'oeuvre tragique de la Grèce ancienne, connaîtra une postérité importante, apparaissant dans nombre d'oeuvres littéraires de l'Antiquité à nos jours. Médée a une lourde histoire mythologique, littéraire, picturale et même cinématographique (Médée de Pasolini, avec Maria Callas, en 1969).
Ainsi, autour des différents épisodes liés au nom de Médée, on trouve toujours violence et meurtre : elle est celle qui tua son frère pour Jason puis, répudié par ce dernier, elle supprima sa rivale en lui offrant une tunique empoisonnée. Expulsée hors de la cité, et rejetée de tous, elle tuera de ses mains les enfants qu'elle eut avec Jason.
C'est sans doute, d'ailleurs, cet épisode d'infanticide qui domine dans les représentations ultérieures de Médée: cette dimension monstrueuse et transgressive, cet effroi lié à un acte qui brise toutes les lois de la cité, faisant de Médée une véritable figure de l'altérité.

La Medée de P. Quignard et Carlotta Ikeda


C'est cet aspect du personnage qui intéresse Pascal Quignard. Dans un texte incisif et dépouillé, il lit sur la scène du théâtre de la Villette son texte sur Médée, à la lueur d'une lampe, assis à une table, sans nul autre artifice que celui des mots. Médée incarne l'effroi, la terreur pure, et s'inscrit à mi-chemin entre humanité (celle qui enfante, la mère) et l'inhumanité (celle qui brise les lois naturelles et massacre ses enfants à peine nés).
Puis, dans l'obscurité, s'avance Médée. Elle est incarnée par Carlotta Ikeda, une des figures tutélaires de la danse butô, danse japonaise dite "des ténèbres". A 70 ans, elle est une Médée hors d'âge, terrifiante et fascinante, se dépouillant peu à peu des étoffes qui l'entourent, pour révéler une violence fondamentale, qui ne se traduit pas de manière explicite, mais à travers les tremblements le plus infimes de son corps. Dans une salle quasi plongée dans l'osbcurité, son visage prend tour à tour des traits spectrals et sacrés: elle est Médée, mais elle est aussi la Sorcière, la déesse-mère première, celle qui rejoue avec son corps la naissance et l'effondrement du monde, hors-langage. La création musicale électro-acoustique d'Alain Mahé, tout en frottements, en chocs et accous, utilisant les sons électronique et leur puissance sourde,    entre en résonance avec le corps de la danseuse, tissant une trame sonore étrange, cherchant la mélodie sans jamais y parvenir. Une horloge au-dessus de la scène ne marque plus l'heure, mais le rythme des solstices.



On l'a compris, le spectacle est une expérience en soi: d'une durée de quarante-cinq minutes à peine, il s'en dégage une intensité rare. La rencontre de Pascal Quignard et de Carlotta Ikeda est sans doute une évidence: on retrouve dans leur travail la même fascination pour le silence, la nuit, le hors-langage. Pascal Quignard rappelle en effet souvent que nous n'avons pas toujours été des êtres de langage, et cherche sans cesse à renouer avec ce monde pré-verbal - d'où, sans doute, sa fascination pour la musique, pour la peinture ou tous les arts non-verbal. La danse en fait sans doute partie : et la langue noire parlée par le butô et portée par le corps de Carlotta Ikeda est en soi un moyen d'évoquer ou de héler  toute la part d'altérité représentée par Médée.
Si l'on s'intéresse à la danse butô, on comprendra également mieux la proximité des deux univers : on trouvera ici une introduction à cette danse qui émergea dans le Japon des années 60, où toute représentation de la mort et des corps anormaux était bannie. Le butô est né de la rencontre entre des traditions proprement japonaises (le shintoisme, et ses pratiques rituelles qui permettaient de dialoguer avec les kamis, les défunts) et l'ouverture à l'Occident (Sade, Lautréamont, Bataille, mais aussi les courants chorégraphiques contemporains et l'expressionnisme allemand des années 30).

Les sources de Pascal Quignard sont des fresques représentant Médée au musée national d'archéologie de Naples : la principale étant celle qui représente Médée, le glaive à la main, prête à commettre le meurtre de ses enfants.
"Médée regarde les deux enfants que Jason a mis en elle quand ils s'aimaient. Pour lui, elle a trahi son père, elle a tué son jeune frère, elle a tué Pélias, elle lui a donné deux fils et il la répudie. La colère monte en elle. Elle entre dans la chambre des enfants. L'un s'appelle Merméros, l'autre Phérès. Elle dit au pédagogue : "Va. Prépare pour eux ce qu'il faut pour chaque jour" alors qu'elle sait que ce seront les objets qui les accompagneront dans la tombe souterraine. Elle les regarde. Elle va les tuer. Voilà l'instant de la peinture." (Pascal Quignard, Le Sexe et l'effroi, Gallimard, Folio, 1994, p.188-189)

Médée sur le point de tuer ses enfants, Delacroix (1838)
Pascal Quignard parle, dans Le Sexe et l'effroi, de la représentation de Médée par Delacroix. Il cite le commentaire de Théophile Gauthier sur ce tableau, insistant sur son côté théâtral et passionnel. Il compare ensuite les deux représentations :


"A Paris, ce sont des gestes. A Rome, ce sont des regards. A Paris, des enfants inquiets, pleurants, qui se révoltent. A Rome, des enfants qui jouent et qui s'absorbent dans leurs jeux.(...) A Paris, l'acte. A Rome, l'instant qui le précède.
A Paris, un cri d'opéra. A Rome, le silence obstupefactus." (Le sexe et l'effroi, p.198)
"Obstupefactus" signifie l'idée de ravissement, de stupeur liés au silence de Médée, comme rentrée en elle-même sur la fresque romaine.
La danse de Carlotta Ikeda, tout en violence retenue, était sans nul doute la plus à même de faire parler l'abîme ouvert en cet instant qui précède le meurtre.


Médée aujourd'hui?
Pourquoi revenir ainsi sur ces mythes emplis de violence? Pour les Grecs, on le sait, leur représentation sous la forme du théâtre tragique était une manière de purger les passions - la fameuse catharsis. En cela, elle préservait la cohésion de la cité et permettait de mettre en scène (de verbaliser ou de montrer) des mythes dont la signification profonde touchait souvent aux pulsions, ou à la définition même de l'humain. Le mythe, ou la tragédie, pose des questions essentielles: quels sont les rapports d'un humain avec ses actes? Quelle est la part de liberté de l'homme face aux dieux, ou aux forces qui le dépasse? Comment appréhender l'impensable de la mort? Le héros tragique est avant tout une question posé aux hommes. Jean-Pierre Vernant, grand connaisseur du monde grec, définit ainsi le mythe comme "façon de se voir soi-même dans le monde". Il rappelait d'ailleurs que le mythe ne délivre pas de morale.
Pour les Grecs, il était d'ailleurs essentiel que tout le monde puisse accéder à ces oeuvres théâtrales : les plus pauvres recevaient une allocation de l'état pour assister aux représentations, étant ainsi intégrés pleinement à la vie de la Cité.

Goya - Saturne dévorant l'un de ses enfants (1919-1823)
La représentation de Médée par Pascal Quignard et Carlotta Ikeda est du côté de l'abîme, de la terreur, de la fascination, de l'impensé de la mort. Cette mère qui dévore, en quelque sorte, ses propres enfants nous fait aussi penser à la terrible figure de Cronos, qui dévore également ses enfants au fur et à mesure de leur naissance, pour éviter d'être tué par eux. Goya l'a d'ailleurs représenté sous le nom romain de Saturne. C'est la filiation qui se tarit, le monde d'hier qui cherche à prendre le dessus sur celui de demain, l'inversion du cours naturel de la vie. C'est l'allégorie d'un monde dont le regard se tourne soudain vers les gouffres, vers sa propre destruction.


On pourra, à l'occasion, lire ou relire Médée de l'auteur allemande Christa Wolf. Se basant sur les sources antérieures à Euripide, Christa Wolf garde du mythe l'image d'une Médée étrangère, en exil, chassée et coupée de ses propres racines. Avec ce regard de l'étrangère, elle dénonce le pouvoir et les crimes de la Cité. Là où la Médée de Christa Wolf est politique - ce fut la première oeuvre qu'elle écrivit après la réunification allemande - la Médée de Pascal Quignard est métaphysique, dansant au bord des abîmes.


Pour poursuivre sur la place des mythes, cette fois-ci à l'occasion de la parution des prix du World Press Photo, c'est là :
Litterature2.0. (mon deuxième blog qui traite plus spécifiquement des liens entre l'image - la photographie - et le texte).


Isabelle S.

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2 commentaires:

  1. Anonyme says

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    Anonyme says

    Bonjour,
    Article très intéressant. Je vous signale juste une coquille pour les dates de Goya (je suppose qu'il s'agit de 1819 et non 1919).


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